Les Malveillantes, enquête sur le cas Littell
Il y a quelques semaines, le Tirailleur vous a livré son rapport sur le phénomène littéraire de cette fin 2006, à savoir Les Bienveillantes. Il avait entre temps entendu parler de l'ouvrage d'un historien spécialiste des mystification, Paul-Éric Blanrue, qui s'était justement arrêté sur le cas Jonathan Littell au travers d'un petit livre intitulé Les Malveillantes. Le Tirailleur se propose don ici de vous livrer son compte rendu.
Du phénomène aux polémiques
L'ouvrage, court, est divisé en 5 partie, la première sert d'introduction : « Du phénomène aux polémiques ». Paul-Éric Blanrue rappel la percée extraordinaire de ce livre en seulement 2 mois, en effet l'on avait pas vu un tel phénomène depuis Blazac et la petite tailleuse chinoise de Dai Sijie en 2000 et bien sur Harry Potter (7 réimpressions depuis août, on était en gros à 10 000 commandes par jour en novembre). S'en suit un déluge de critiques dithyrambiques, mais Blanrue met aussi en valeur les critiques négatives qui sont apparues peu après : « Il y eut toutefois un certain nombre de « malveillants » pour modérer l'enthousiasme des thuriféraires ».
On ne va pas les énumérer ici puisque l'on peut les retrouver pour une bonne partie dans l'article sur les Bienveillantes. Cependant on peut mettre en exergue certaines de ces attaques. Ainsi Blanrue nous dit que beaucoup se sont assez vite demandé si Littell n'était pas en fait qu'un imposteur, au vue de certaines incohérences et de l'ombre mystérieuse qui plane sur ce roman, ombre volontairement voulue par Littell. En effet nombre de questions qui taraudaient les journalistes et les critiques furent délibérément laissées sans réponses (motivations profondes, écriture très scatologique, utilisation de la 1ère personne, personnalité de son éditeur Richard Millet...) et « c'est plus qu'il n'en fallait pour qu'on soupçonne les Bienveillantes d'avoir été écrit à quatre mains ». Ainsi l'auteur nous explique en gros ses motivations qui l'ont conduit à enquêter sur ce phénomène littéraire.
Les mystères de Jonathan Littell
Dans ce second acte Paul-Eric Banrue s'arrête sur la personnalité de Littell, sa vie et ses zones d'ombres. En plus de ce que le Tirailleur a mentionné dans son article, on apprend que Littell dit avoir « beaucoup appris avec les bourreaux, que j'ai beaucoup fréquentés » durant ses années passées dans l'ONG « Action contre la faim ». On apprend de ses anciens collègues qu'il était rêveur, casse-coup et assez spécial... . Un élément frappant, passé sous silence, est ce qui lui est arrivé en Tchétchénie en 2001, juste avant d'abandonner l'humanitaire. En effet son convoi a été attaqué par huit hommes armés, Gluck, un américain qui se trouvait dans la voiture qui le suivait a été enlevé durant un mois. C'est un ami Tchétchéne qui a tiré Littell de ce mauvais pas en tirant quelques rafales de AK-47. Dans cette embuscade, Littell a vu une balle lui éraflé la tempe...comme le héros de son roman a Stalingrad..., première découverte !
Puis Blanrue nous parle un peu de son premier essai dans le monde de la littérature. Il s'agissait d'un commande pour une série de roman de SF. Aussi son Bad Voltage en 1990, très médiocre de l'aveu de son auteur, nous révèle néanmoins des choses intéressantes... . En effet dans c'est un livre « violent d'où le sadisme n'est pas absent ». De plus on remarque également que, déjà, s'y trouve beaucoup de références musicales (Bach, Choopin). Blanrue disserte ensuite sur les motivations de Littell : choc du Vietnam, découverte du film Shoah de Lanzmann, des ouvrages majeurs de Hilberg et de Hannah Arendt. Puis il lance une question ouverte, sur la dédicace du livre de Littell : « aux morts », se demandant à l'instar de Lanzmann de « quels morts s'agit-il : les morts juifs ou les morts nazis ? Et s'il s'agit des deux, pourquoi ? Estime-t-il qu'il y a équivalence entre les deux ? ».
C'est le début d'une série de questions sans réponses que l'auteur s'amuse à disperser tout au long de son ouvrage. Pour Le Tirailleur, cette équivalence, si elle existe, se trouve tout simplement dans le fait que ce furent « des morts humains », ni plus ni moins ! Autre bizarerie, le temps que Littel dit avoir mis pour écrire cette somme : « il y a pensé et s'est documenté durant cinq ans, et a mis quatre mois à l'écrire à la main, soit cent douze jours exactement. C'est à dire environ dix pages par jours sans s'arrêter pendant quatre mois, ce qui constitue une nouvelle prouesse comme le savent tous les galériens de l'écriture ». Encore plus bizare, le côté financier de l'opération. Pour résumé, Littell s'est fait et va se faire des couilles en or. Normal vous me direz ! Non, car il semble avoir tout prévu pour se faire un max de fric, alors que sa maison d'édition et lui-même se disent stupéfait du succès du livre. On apprend également que Littell, par un contrat habile, gagnera beaucoup plus d'argent que son éditeur, ce qui est rarissime.
Ces mystères, selon Blanrue servent le livre car " c'est plus qu'il n'en faut pour lancer un légende. N'est-ce pas l'essentiel ?"
Universalité du mal (spoiler)
Le chapitre suivant décrypte Les Bienveillantes et tout son sens caché. Le Tirailleur a eu le bonheur de constaté que Blanrue mettait en valeur bon nombre des axes commentés dans son article (ouh mes chevilles...). Lui aussi s'arrête sur les similitudes paradoxales entre juifs et nazis que ce roman semble avancé par les dires de ses personnages., concluant que si ces tentatives d'expliquations psychologiques peuvent choquer du fait de leur aspect réducteur, Littell a le mérite de lancer le débat. Constatation similaire pour la comparaison communisme/nazisme. Puis Blanrue nous révèle les similitudes existant entre Littell et son « héros » Aue : comme lui il est né un dix octobre, il a passé sa vie à l'étranger, séparé de ses parents, parle le français, ect. Il nous parle de l'écrivain allemand Max Aub, « éternel exilé », clin d'oeil de Littell. En outre Paul-Eric Blanrue souligne la récurrence du thème de la géméllité dans l'oeuvre de Littell, « qui renvoie aussi à la notion de semblable » (juifs/alemands-communisme/nazis...), avant de mettre l'accent sur l'influence de Hannah Arendt et la notion de banalité du mal qui transpire des Bienveillantes. De plus, on s'aperçoit également que Littell a une vision de la vie qui s'apparente à une tragédie grecque (cf toutes les références à Oreste, elles sont très nombreuses...). Littell a choisir de se placer dans une « perspective pessimiste, celle de la tragédie grecque, dans laquelle les hommes se trouvent impuissants face aux forces supérieures qui les manipulent. Dans la tragédie, le dénouement est inévitable, c'est le règne de la fatalité ».
Grâce à cette fine analyse, le roman prend une autre tournure. Blanrue en rajoute en montrant que le choix des titres des chapitres de Littell (toccata, allemande I et II, courante...) est un choix savamment calculé. En effet, ces danses ont un sens et concourent à expliquer en partie les zones d'ombres du roman. Enfin Pau-Éric Blanrue nous achève littéralement en soulignant le rôle majeur joué par la musique dans l'oeuvre de Céline, elle est « accompagnatrice d'une tragédie ». Ici aussi, Littell opère nombre de clins d'oeil à ses références. Ainsi l'auteur rappelle une citation de Littell qui déclarait «Céline, pour critiquer le théâtre de Sartre; lui avait lancé: Réfléchissez que l'horreur n'est rien sans le songe et sans la musique! » !!! Il en vient à conclure que , comme dans Voyage au bout de la nuit, « la musique indique un tracé, un chemin de fer dont il semble difficile de se détourner ». Les Bienveillantes n'est donc pas un simple livre sur la Shoah, c'est avant tout une interrogation ( qui reste sans réponse) sur « la responsabilité de l'homme devant ses actes ». Je ne peux m'empêcher de citer encore Paul-Éric Blanrue quand il dit à la fin de ce chapitre « Les Bienveillantes nous renvoie à nous-même et à notre propre réflexion. C'est sans doute pourquoi on se sent si seul une fois le livre refermé : on a l'impression que l'auteur nous abandonne en route ».
Du point de vue de l'Histoire
« Une chose est sûre, nous le savons désormais : même si la confusion nous tend les bras, Les Bienveillantes n'est pas une simple docu-fiction sur la Shoah, comme beaucoup l'ont supposé, pour le louer ou le contester. C'est d'abord un roman, avec les licences que le genre autorise. Par conséquent, il est vain de critiquer telle ou telle scène au prétexte qu'elle se passe en Ukraine alors qu'elle s'est déroulée en réalité en Crimée, ou vice-versa; il est également inutile de se demander si tous les SS étaient aussi détraqués (et raffinés) que Max Aue, ou si un homosexuel aurait pu, comme lui, rester dans la SS après la « nuit des long couteaux », ou même si cet officier aurait pu survivre en France après la guerre ».
Edifiant ! Mais oui, c'est en substance ce qu'avait dit le Tirailleur ! (ouh aïe mes chevilles...). Par contre, un reproche clair peut-être fait à Littell, c'est sa confusion constante dans les termes germaniques qu'il emploi à tort et à travers selon Peter Schöttler (EHESS). S'en suive quelques menues erreurs que je vous laisse le soin de découvrir vous même. En réalité, il n'y a pas grand chose à dire.
Les raisons d'un triomphe
Cette conclusion fait la liste des atouts qui ont permis aux Bienveillantes de faire un carton. Paul-Éric Blanrue met en avant le côté voyeur du lecteur, attisé par les passages crus du livre, il donne une explication : « Sans cruauté, point de réjouissance, dit Nietzsche dans La Généalogie de la morale : n'est-ce pas aussi cette réjouissance étrange que le lecteur éprouve, une fois surmonté son dégoût ? ». Il poursuit en comparant Littell à Sade... en montrant que l'association des scènes de sexe au scènes de barbaries est levé ici au rang de principe directeur du roman.
Enfin il termine en clamant qu'on assiste bien ici à la naissance d'un mythe, et que nous verrons bien si Littell se montre à la hauteur !!!
Finalement cet ouvrage de Paul-Éric Blanrue est très remarquable, il est même indispensable à tous ceux qui veulent en savoir Beaucoup plus sur le phénomène littéraire Littell, dont il me semble que l'on a pas encore fini d'entendre parler... .
Bonne lecture !