Les Bienveillantes de Jonathan Littell
Connaissez-vous le destin tragique d'Oreste ?
Les remords d'Oreste
Dans la mythologie grecque, Oreste, est un membre de la famille royale des Atrides. C'est le fils d'Agamemnon et de Clytemnestre, c'est le frère d'Electre et d'Iphigénie. Sa vie bascule lorsque son père, de retour à Argos après des années de combats à Troie, se fait assassiner par sa femme, aidée de son amant Egisthe. Electre le protège alors en le confiant à son oncle, en Phocide. Là-bas, il se lie d'amitié avec Pylade, son cousin. Devenu adulte, poussé par Apollon, il revient à Argos et avec l'aide de Pylade, il tue Clytemnestre pour venger son père. Mais effrayé par ce matricide, les Dieux en font un paria pour la Cité, et pour le tourmenter, lui envoie les « Erinyes » qui sont chargées de le poursuivre et de le rendre fou. En proie à de violentes crises de démence, Oreste parvient tout de même à trouver refuge à Athènes, où il est alors jugé par le Tribunal de l'Aéropage et grâce à l'intervention d'Athéna, il est acquitté... . Les « Erinyes », ces déesses persécutrices sources de tous ses tourments, se transforment alors en « Euménides », en déesses Bienveillantes...qui permettront à Oreste de devenir roi de Mycène.
Cet épisode de la mythologie a été rendue célèbre par Eschyle, l'inventeur de la tragédie.
Revenons à nos moutons!
Le but de cet article n'est point de raconter, de faire un résumé du prix Goncourt 2006, ou de faire joujou au critique littéraire (dont Le Tirailleur n'a pas le talent, ni la sombre morgue, ni le sentiment de supériorité par rapport à la masse inculte qui constitue ce qu'on appelle communément les lecteurs, le public quoi!). Tout simplement cet article naît de la volonté du Tirailleur de donner son avis sur le « livre tendance de l'année », à propos duquel on entend tout et n'importe-quoi !!! Ainsi que mes lecteurs ne s'affolent donc point. Ils pourront allègrement lire cette somme (900 pages) après avoir parcouru cet article, et je l'espère, ils viendront donner leur avis au bas de cette page.
Avant d'aller plus loin, deux mots sur l'auteur Jonathan Littell. Né à New York en 1967 dans une famille d'origine juive émigrée de Pologne aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle, il est le fils de Robert Littell, un écrivain. Il vit aujourd'hui à Barcelone (Joder!!!) avec sa femme (une belge) et ses deux enfants. Il a passé son enfance en France, a fait des études au Lycée Fénelon puis à Yale. Après la Fac, il se lance dans l'Humanitaire, et part dans les Balkans alors en pleine guerre civile. Il est en effet fasciné par la Guerre depuis toujours. Il va travailler 7 ans au sein de l'ONG Action contre la faim en divers endroits du monde (Bosnie, Tchétchénie, Afghanistan, Congo, Moscou). Puis en 2001, il arrête ses activités humanitaires et débute alors l'écriture de son premier roman : Les Bienveillantes, même s'il avait déjà publié en 1989 une nouvelle de SF. Son parcours et ses liens familiaux nous éclairent donc un peu sur ses motivations et ses obsessions.
Maintenant, procédons à un bref « Pitch » de l'histoire. Le héros du roman Maximilien Aue, est un officier du « SD » (les services spéciaux de sécurité de la SS, crée en 1931 sous le commandement de Reinhard Heydrich) engagé dans le processus d'extermination des juifs durant la Seconde Guerre Mondiale. Il a comme particularité d'être à moitié français par sa mère (une alsacienne), mais aussi de se livrer à des pratiques sexuelles très ambigus... . A travers ses 900 pages, on découvrira les « Confessions » de ce nazi convaincu qui relate son ascension au sein de la SS des années 30 à la chute de Berlin, qui se souvient des massacres, fusillades, exécutions, suppressions, nettoyages , traitements spéciaux de juifs (appelés « häftlinge » c'est à dire « détenus ») qui furent le pain quotidien des unités Einsatzgruppen à L'Est. Mais à travers le récit de ses « aventures », c'est aussi sa vie personnelle que le narrateur expose à la vue et au jugement de tous, comme si le processus d'écriture s'apparentait ici à une séance de psychanalyse pour Max Aue, (mais surtout pas à un réquisitoire de la défense). Nous n'en dévoilerons pas plus, ce n'est pas nécessaire, pour ceux qui ne vont pas lire le livre ou qui désirent en savoir encore plus, consultez dont l'article de Wikipédia en lien çi-dessous.
Le "quotidien" des Einsatzgruppen
Par contre le Tirailleur ne peut s'empêcher de signaler les choses qui l'on le plus marquées tout au long de cette lecture.
Tout d'abord, on est profondément « touché » par la nature, la personnalité du narrateur, ce nazi homosexuel tourmenté. Bizarre, dangereux certain ont même dit. Toutefois il faut saluer la maîtrise de l'auteur, qui fait ici passer Max Aue pour un héros Stendhalien typique, et parfois on a vraiment l'impression que Littel a tenté de transposé ici les aventures d'un héros de roman tel que Fabrice del Dongo, si bien que l'on en oublie les crimes de Max Aue. Sa façon d'écrire est dépassée disent les critiques littéraires, peut-être, mais l'objectif est atteint ! Le lecteur s'approprie peu à peu Max, avant de s'identifier à lui, c'est inévitable et c'est un peu le leitmotiv du roman... .
Stalingrad
Ensuite, ce qui frappe le lecteur, c'est la qualité de la documentation historique de Littel. On ne réalise pas bien la masse de renseignements qu'a dut accumuler l'auteur pour réaliser son roman, je suis même sûr que de nombreux lecteurs ne sont pas conscient que la plupart des évènements, voire même des dialogues présent dans les pages de ce livre sont véridiques. Car Littell profite de son personnage, toujours très bien placé dans la hiérarchie SS, toujours là où il faut quand il faut, fréquentant presque toujours des personnages historiques. Aussi parvient-il a insérer très régulièrement des évènements historiques réels, des anecdotes rapportées dans des mémoires...ou lors de procès... . Tout simplement Littel a fait un vrai travail d'historien en rassemblant tout ce qui lui était nécessaire à la création d'un roman noir retraçant l'Histoire de l'extermination des juifs, de manière globale. Il a d'ailleurs parlé de l'ouvrage de référence mondiale de Raoul Hilberg «La destruction des Juifs d'Europe » comme d'une de ces inspirations majeures. A l'occasion d'une descente au Cultura de Compiègne, peu après avoir entamé la lecture des Bienveillantes, le Tirailleur fut d'ailleurs tenté de feuilleter ce remarquable travail, et il ne fut pas surpris, en ouvrant un de ces trois tome au hasard, de tomber sur des anecdotes rapportées dans les Bienveillantes (au sujet des accès de folies de Globocnick...).
Himmler
Découlant de ce parti prit historique, Littell fait évoluer son personnage parmis les hautes sphères de l'Etat SS. Aussi rencontre-t-on au fil des pages le ReichFurher Himmler, le chef de gare méticuleux, l'organisateur de la mort de masse Rudolf Eichman, le responsable du RHSA (Bureau central pour la sécurité du Reich, sorte de structure réunissant les polices de l'Etat Nazi) Reinard Heydrich et son sucesseur Kaltenbrunner.
Eichman
Il rencontre également au détour d'un séjour parisien, les collaborateurs Robert Brasillach et Lucien Rebatet, et presque par hasard au fin fond du Caucase, Ernst Jünger !!! Pour compléter cette galerie de personnage historique, Littell nous fait rentrer dans la sphère privée du tristement célèbre Rudolf Hoess, le geôlier d'Auschwitz, et enfin Hitler lui-même... . Cette idée est assez déroutante, car l'on ne sait plus ce qui est vérité historique et ce qui est romancé. Toutefois cela permet de voir sous un autre jour ces criminels, Littell nous rappelle ainsi ostensiblement que ces derniers furent tant bien que mal, membres de l'humanité... .
Hoess jugé
Autre spécificité, la longueur des Bienveillantes. Cela lui a valu beaucoup de mauvaises critiques. Pourtant, le Tirailleur n'a point trouvé le temps long, au contraire. Paraît-il, beaucoup de lecteurs n'ont pas pu dépasser les 200 pages, il est vrai que les dizaines de pages où Max Aue raconte de manière détaillée et administrative, les massacres de juifs au début de l'opération Barbarossa, sont assez monotones, pourtant cela reflète fidèlement la réalité !!! Alors si c'est cela qui dérange... !
Les mises à mort massives en Ukraine
Justement, à propos de toutes les descriptions de mise à mort, on est forcé de reconnaître une certaine puissance dans le récit de Littell. En effet, passant outre la censure, il n'hésite pas à entrer dans des détails morbides, crus, très crus, mais réels ! D'autre part, cette fascination pour la mort est indissociable de sa fascination pour pour le sexe. Et oui ce roman sanglant est parsemé de sexe tout au long des aventures de son héros. Mais là aussi, c'est dérangeant, car il nous compte avec délice les aventures homosexuelles, incestueuses, onaniques, perverses de cet officier SS. Tout un programme ! Mais tout le monde sait qu'il n'y a que deux choses qui sont certaines dans la vie, deux choses qui sont communes à tous, deux choses qui nous dictent bassement nos actions, deux choses si différentes et pourtant si proches : c'est le sexe et la mort, Eros et Tanatos toujours « imbriqués »... .
je le disais plus haut, le livre, comme tout succès populaire, a été vivement critiqué. Je ne parlerai pas des critiques venant du microcosme littéraire parisien, outré qu'un étranger si peu médiatique ai pu leur subtiliser le prix..., mais en tant qu'historien et lecteur, je peux répondre aux critiques concernant la véridicité de ce bouquin.
Une des premières piques a été lancé par le politiste Josselin Bordat, qui trouve que Littell se fait le défenseur de la vieille thèse Fonctionnaliste qui depuis quelques temps aurait été mise à mal par l'Intentionnalisme « nouvelle génération » de Daniel Goldhagen et ces « bourreaux volontaires ». Seulement il oubli de préciser que ces Intentionnalistes ne représentent qu'un mouvement minoritaire (mais médiatique) de l'historiographie actuelle, celle-çi justement dominée par les « nouveaux » Fonctionnalistes tel que Ian Kershaw. Petit éclairage pour les néophytes, les Fonctionnalistes défendent l'idée d'un engrenage administratif fatal qui aurait conduit à l'extermination des juifs (pourquoi sinon aurait ont réfléchit à les « déporter » à Madasgar ou en Sibérie), les Intentionnalistes défendent l'idée du poids démentiel de Hitler dans la réalisation de la « solution finale » et certains comme Goldhagen, étendent cette « intention du crime » à tous les allemands. Pour les premiers, l'extermination des juifs aurait été « permise par une machine bureaucratique où chacun neutralisait son jugement pour n'obéir qu'aux ordres. La Shoah s'expliquerait par ce que les sociologues appellent un effet d'émergence ». Ce qui pose problème avec cette thèse, c'est qu'elle « excuse » d'une certaine manière les allemands, pris au piège d'un Etat tout puissant, et d'une mentalité qui les conduisait à travailler dans la voie du Fuhrer, leur laissant donc un champs de manoeuvre très grand, mais pas forcément réfléchit. A la lecture des Bienveillantes, certes Littell fait la part belle aux thèses de Kershaw, mais il ne tente pas d'excuser la barbarie de ces « hommes ordinaires ».
La Shoah
A ce propos, certain ont regretté la caricature du nazi intellectuel et cultivé, mais aussi pervers à souhait dépeint dans ici. Edouard Husson en fait partie, dans une critique très sévère intitulée « un canular déplacé ». Husson critique le manque de crédibilité du héros de Littell, oubliant qu'il s'agit d'un roman... . Il le compare à un pauvre khâgneux qui fait une compile de fiches sur les principaux ouvrages sur la question. Soit ! Il oubli une fois de plus qu'il s'agit d'un roman historique. Que dire donc des romans d'un autre Goncourt, Patrick Rambaud, qui compile lui aussi les mémoires des acteurs de la Campagne de Russie en 1812 pour produire le très bon « Il neigeait », c'est certain Rambaud peut dire merci au sergent Bourgogne... . En fait, peut-être que le ton acerbe d'Edourd Husson a une autre explication. Et bien oui, n'étant pas très fan des thèses du très à la mode Kershaw, Husson démonte Littell !!! Ah jalousie universitaire, si pernicieuse... . Dont Act. Nous étudierons un peu plus loin une autre critique qu'Edouard Husson assène au « romenquête » de Littell.
Autre critique d'un historien français à la mode, celle du très bon Christian Ingrao (merci pour mon Capes au fait Christian...). Celui-çi trouve que Littel n'insiste pas assez sur les peurs des nazis, sur l'angoisse de disparition qui selon lui explique en partie la guerre d'extermination à l'Est. Or, d'une part Littell fait tout de même part de certaines angoisses de « disparition raciale » propres à cette période chez le « Volk » allemand, et d'autre part jusqu'à preuve du contraire, Littell n'a pas à faire la publicité de cet historien français qui tente de se frayer un chemin parmi la foule des historiens de la violence ! Littell a le droit légitime de faire des choix dans la réalisation de Son oeuvre littéraire. Re-dont Act !
Enfin, le coup de grâce est venue de la part de certaines victimes de l'extermination des juifs durant la Seconde Guerre Mondiale. Ainsi Claude Lanzmann critique une fois encore la crédibilité de ce nazi doté d'émotions coupables, ce qui pourrait l'humaniser. D'autres critiquent tout simplement la nécessité d'un tel ouvrage (Klarsfeld). Certes pour eux, cela ne fait guère avancer le débat, des livres comme ceux de Primo Levi sont plus poignants et plus véridiques. Toutefois pour ceux qui n'ont qu'une vague idée de ce que fut la guerre à l'Est, les massacres des premiers temps au fur et à mesure que l'armée d'Hitler avançait en territoire soviétique, ce livre est un indéniable moyen de se cultiver. D'ailleurs, quand on parle de l'extermination des juifs, on pense de suite aux chambres à gaz, mais pas aux dizaines de milliers de fusillés de Baby Yar ! Et c'est bien le mérite historique de ce livre qui nous fait entrevoir le processus de recherche d'une « solution finale à la question juive » ( « Endlosung der Judenfräge ») par les nazis.
Ce que bien des critiques ont zappé pour déverser leur fiel, c'est qu'il s'agit bel et bien d'un roman qui ne prétend pas établir ou rétablir aucune vérité historique. Maintenant c'est au lecteur de faire ou pas la différence.
Abordons à présent les éléments les plus troublants.
Ce qui est frappant, c'est l'alternance de trois styles différents, trois styles employés par l'auteur qui correspondent aux trois temps qu'il veut nous faire entrevoir. D'un côté, le récit traditionnel, bien ficelé, haletant, très documenté, caractéristique du roman d'aventures. De l'autre, le journal de bord, ou récit très administratif des faits et gestes du protagoniste principal, parfois abrupte lorsqu'il ensevelit le lecteur sous les dénominations diverse et variés de la Langue du Troisième Reich, parfois ennuyeux. Enfin, les rêveries, des pages et des pages où Littell nous fait partager l'intimité de son héros, intimité souvent dérangeante voire dégoûtante, mais intimité si proche de la nature, emplit d'une force évocatrice poétiquement surprenante, qui en devient plaisante, et l'on pense de suite au Roi des aulnes de Michel Tournier. On ne peut que souligner la puissance lyrique de certains de ces passages, toujours cruciaux dans la construction du roman, qui sont d'ailleurs souvent intenables, sangs-sexes-souillures mélangés.
J'ai parlé des trois temps que l'auteur utilise. En effet, j'ai eu l'impression que ces trois temporalités structurent cet ouvrage pour le rendre encore plus mystérieux, pour indiquer que de multiples interprétations sont possible, que ce qui est raconté ou conté...ne fût pas forcément la "vérité". Ainsi, si faut-il mettre en exergue les passages où le narrateur nous met en garde sur les pages que nous allons lire...en prévenant ses lecteurs, qu'il s'agirait là de souvenirs... . Aussi, si l'on reprend cette terminologie des trois temps sous un autre angle. Le récit traditionnel pourrait se confondre avec un passé recréée par les désirs somatisés du narrateur, c'est un passé reconnu et assumé car approuvé par son auteur, et il ne faut pas s'étonner par la suite que l'on éprouve de « l'attachement » à ce personnage pourtant si cruel, ce n'est pas la faute de Littell, mais de son héros qui phagocyte en quelque sorte son créateur dans ces moments là... . Le journal de bord quant à lui, sans grand intérêt, peut être au contraire source de maint renseignements sur le narrateur, puisqu'ils semblent être couchés sur le papier sans réflexion préalable et ou abusive, sans maturation de la pensée. Ce journal de bord peut donc nous apparaître comme un passé réel, frustre et brutal, fidèlement retranscrit. Reste la partie la plus énigmatique, que seul les disciples de Freud peuvent décrypter sans mal, les rêveries cauchemardesques de Max. Elles peuvent être envisagée comme l'expression d'un passé lourd a porter, et donc comme une forme de remord. C'est un des seuls moments, où, finalement, le narrateur envisage son avenir car il doit vivre avec ses rêves sordides qui le hanterons jusqu'à son dernier souffle, sa «mort à venir ». Bien entendu il s'agit là d'une interprétation personnelle.
Rejoignant ces rêveries dans leur brutalité et leur crudité, les instants où Littell évoque la bisexualité de son héros et ses tendances incestueuses. Mais, ces passages faits pour choquer, ne sont pas si nombreux et si dures que cela. Au contraire, on peut trouver que finalement Littell (ou Aue) en dit peu, préférant les sous-entendus qui laissent l'imagination de chacun voguer au grès du vent. En fait, il s'agit bien souvent de souvenirs-désirs tronqués, confus, si bien que l'on ne distingue plus vraiment « vérité » et rêve, sorte de « coïtus interruptus » dans notre lecture.
Est peut-être bien plus dérangeant pour le lecteur, le fait que le héros, ce nazi pervers, est le dépositaire d'une certaine culture française. En effet, français par sa mère, il y a fait ses études en France avant de "fuir" sa famille et de choisir le nazisme. De plus cette proximité assumée et presque revendiquée avec les intellectuels français de la collaboration (Bardèche, Brasillach) renvoie le lecteur devant la responsabilité des français dans la réalisation de « l'endlosung ». Ce n'est donc pas un « allemand nazi » que Littell met en scène, mais un nazi tout cours, exposant ainsi une vision personnelle, mais concrète, du Mal dans sa forme séculaire, on y reviendra.
Littell se sert donc de ce roman pour essemer sa propre vision métaphysique du Mal, et de ses différents travestissements politiques. Littell semble vouloir expliquer de-çi de-là, par l'inclusion dans son récit de dialogues à la réthorique acerbe, les mécanismes du Mal, ce qui l'a rendu possible au XXème siècle. C'est ce que Alain Besançon nomme "Le malheur du siècle", à savoir la liaison entre Communisme, Nazisme et Shoah. Si le premier tombe aujourd'hui dans un oubli profond et que le second brûle dans un « feu perpétuel », la destruction dont ces deux totalitarisme sont la cause, est belle et bien celle « des hommes dans leurs corps, leur intelligence, leur moralité, leur vie sociale, politique » et je rajouterai leur dignité. Littell fait dans les Bienveillantes le même constat apocalyptique. Ainsi tente-t-il de démontrer le caractère criminel de ces deux entreprises d'édification d'une humanité nouvelle qui n'ont eu pour conséquence que la mort de dizaines de millions d'innocents. Lors d'un dialogue entre Max et un commissaire politique soviétique fait prisonnier à Stalingrad, Littell en vient habilement a exposé les caractéristiques similaires des régimes nazi et communiste, l'un éliminant des « ennemis de sang » l'autre des « ennemis de classe »... . Même si cette comparaison peut être réductrice, elle est réelle et n'en réduit en rien les atrocités des deux camps.
Littell démonte également l'argumentation raciale nazie, en opérant des digressions ethnologiques passionnantes à propos des peuples du Caucase. Il démontre par l'intermédiaire d'une tierce personne l'absurdité scientifique des études et critères racistes nazies de façon magistrale et détournée. A vous de voir je n'en dit pas plus ici... .
Enfin, en échos avec ces digressions ethnologique, il y a un court dialogue entre Max et sa soeur, dans lequel Littell (ou Max, on ne sait plus), établit un parallèle osé entre le peuple juif et le « Völk » allemand. Là, Una, soeur de Max, affirme que les nazis ont voulu détruire le seul peuple qui leur ressemble, qui peut leur faire de l'ombre et ou leur rappelle ce qu'ils détestent en eux : « en tuant les Juifs, disait-elle, nous avons voulu nous tuer nous-mêmes, tuer le Juif en nous, tuer ce qui en nous ressemblait à l'idée que nous nous faisons du Juif. Tuer en nous le bourgeois pansu qui compte ses sous, qui court après les honneurs et rêve de pouvoir [...] tuer la morale étriquée et rassurante de la bourgeoisie, tuer l'économie, tuer l'obéissance, tuer la servitude [...], tuer toute les belles vertus allemandes ». Dans le même ordre d'idée, Littell fait dire à l'éminence grise d'Hitler, un certain Dr Mandelbrod (personnage fictif celui-là), que ce sont les Juifs qui ont inventé la doctrine « Völkish » : « Toutes nos grandes idées viennent des Juifs, et nous devons avoir la lucidité de le reconnaître : la Terre comme promesse et comme accomplissement, la notion du peuple choisi entre tous, le concept de la pureté du sang ».
Dernier « dialogue-prétexte » du roman, l'ultime confrontation entre Max Aue et les inspecteurs Clemens et Weser. Là aussi on se demande « qui » parle ? Est-ce Littell, qui par pitié, nous redonne quelques clés pour la bonne compréhension du roman, ou bien n'est-ce pas tout simplement Max Aue qui couche sur le papier ici un de ses rares remords ?
Berlin, avril 1945
La fin de l'ouvrage est très poétique, elle est d'une grande qualité, ce qui encore une fois nous déstabilise par ce brusque changement de style. En effet, Aue reprends son phrasé qui caractérisait le premier chapitre : implacable, sombre, sarcastique, mathématique, dénué de remords ou de repentir, et peu critique avec soi-même. Les premières et les dernières pages, sont ainsi magistrales et font froid dans le dos..., elles revêtent une dimension quasi-prophétique, existentielles même, notamment le passage de fin où Aue se décrit, vivant, sur-vivant au milieu des morts, hommes et animaux mélangés, ces derniers apparaissant tout à coup au lecteur comme doués d'humanité à travers la mort. Il regarde alors d'une certaine manière l'humanité en train de se détruire elle-même. Le Mal est présent en chacun de nous, c'est un peu l'enseignement que l'on retire du roman, c'est la banalité de ce Mal qui est affirmée dès la première phrase lorsque Aue s'adresse au lecteur en parlant de « Frères humains », ce qui nous ramène à ces « Hommes ordinaires » qui se sont mués en « Bourreaux volontaires ». Ce « Frères humains » est également intemporel, ce sont les hommes d'hier, d'aujourd'hui et de demain auxquels Aue s'adresse, il s'agit peut-être ici de caractériser le combat éternel entre Bien et Mal, encore faut-il bien faire la distinction entre Bien et Mal dans nos esprits, sur lesquels ne veillent pas tous Les Bienveillantes.
Les Erinyes
http://www.phdn.org/histgen/nazisme/leon2001/pIII2.html : Fontionnalisme/Intentionnalisme
http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Bienveillantes : Excellent article !!!
http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89rinyes : Les Erinyes.