La Maison aux esprits d'Isabel Allende
La Maison aux esprits, Isabel Allende
Il ya voilà plus d'un an, le Tirailleur s'est pris de curiosité pour le roman le plus connu de la fille du président assassiné Allende. Il y a plus d'un an qu'il en a entammé la lecture. Néanmoins, les heures et les heures passées à préparer ses savants cours, les décades passées à corriger les copies, l'ont peu à peu éloigné des pages envoûtantes de ce récit sud-américain jusqu'à ce qu'il reprenne son courage à deux mains. Et aujourd'hui, il ne lui reste plus que queqlues pages pour atteindre la fin de cette oeuvre.
Voici l'affiche du film de Bille August, que le Tirailleur a visioné il y a une dizaine d'années, grâce à sa super prof de français, Mme Labat... ! Merci !!!
Aussi, comme le Tirailleur va en prendre l'habitude dorénanvant, et pour ne pas dévoiler tous les recoins de l'intrigue, mais dans le seul et unique but d'intérrésser à sa lecture ses ouailles, le Tirailleur va vous livrer un simple aperçu, qui, juge-t-il, vaut le mérite d'être cité !!! (surtout en cette période très politisée...).
Voici tout d'abord le pitch du roman, figurant sur la quatrième de couverture :
Une grande saga familiale dans une contrée qui ressemble à s'y méprendre au Chili.
Entre les différentes générations, entre la branche des maîtres et celle des batards, entre le patriarche, les femmes de la maison, les domestiques, les paysans du domaine, se nouent et se dénouent des relations marquées par l'absolu de l'amour, la familiarité de la mort, la folie douce ou bestiale des uns et des autres, qui reflètent et résument les vicissitudes d'un pays passé en quelques décénies des rythmes ruraux et es traditions paysannes aux affrontements fatricides et à la férocité des tyrannies modernes.
Isabel Allende a quité le Chili après le coup d'Etat militaire. La Maison aux esprits, son premier roman, tantôt enchanteur, tantôt mordant, est à inscrire parmi les révélations de la littérature latino-américaine d'aujourd'hui. Il est traduit dans une dizaine de pays et a obtenu le prix du Grand Roman d'évasion 1984.
La couverture est une peinture de Frida Khalo intitulée Mis abuelos, mis padres y yo, 1936, exposée au Museum of Modern Art de New-York.
Enfin maintenant, voici un de mes passages préférés (long mais formidable, allez, Courage !):
« Les années suivantes, autour de Clara et des trois soeurs Mora s'agglutina un petit groupe de disciples de Gurdjieff, de rose-croix, d'adeptes de spiritisme et de bohèmes noctambules qui prenaient leurs trois repas par jour à la maison et passaient alternativement leur temps entre les consulatations péremptoires des esprits du guéridons et la lecture des vers du dernier poète illuminé à avoir échoué dans le giron de Clara. Si Esteban autorisait cette invasion de Zazou c'est qu'il s'était rendu compte depuis longtemps qu'il était vaint de vouloir interférer dans la vie de sa femme. Il décréta que les enfants mâles devaient pour le moins rester en marge de cette magie, si bien que Jaime qui se moquait de la famille royale britanique et qui, sur ses douze ans, s'intéressait à la lecture de Marx, un juif qui faisait éclater les révolutions sur toute la planète. Nicolas, lui, avait hérité l'esprit aventureux de son grand oncle Marcos et, de sa mère, ses dispositions à fabriquer des horoscopes et à déchifrer l'avenir, mais ce n'était pas là de biens graves délits au regard de l'éducation rigide du collège, plutôt de simples excentricités, si bien que le jeune garçon fut bien moins puni que son frère.
Différent était le cas de Blanca dans l'éducation de laquelle son père n'intervenait pas. Il considérait que son destin à elle était de trouver à se marier et de briller en société où le don de communiquer avec les morts, s'il conservait une tonalité frivole, pouvait constituer une attraction. Il arguait qu'à l'instar de la cuisine et de la religion, la magie était un domaine spécifiquement féminin et peut-être pour cette raison éprouvait-il quelque sympathie pour les trois soeurs Mora, mais il détestait en revanche les spirites de sexe mâle presque autant queles curés. De son côté, Clara ne pouvait faire un pas sans avoir sa fille dans ses jupes, elle la conviait à leur séances du vendredi et l'élevait en étroite familiarité avec les esprits, les membres des sociétés secrètes et les artistes miteux auxquells elle tenait lieu de mécène. Tout comme elle-même avait accompagné sa mère à l'époque de son mutisme, elle emmenait désormais Blanca dans ses visites aux pauvres, chargées de cadeaux de consommation.
''Cela nous aide à avoir bonne consicence expliquait-elle à Blanca. Mais cela n'aide en rien les pauvres. Ce n'est pas de charité qu'ils ont besoin, mais de justice.''
C'est sur ce point qu'elle avait les pires algarades avec Esteban, lequel était là-dessus d'un tout autre avis.
''La justice ! Est-ce que ce serait la justice que tout le monde ait la même chose ? Les flemmards, la même chose que ceux qui triment ? Les abrutis, la même chose que les gens intelligents ? Cela n'existe même pas chez les bêtes ! Ce n'est pas une question de riches ou de pauvres, mais de forts et de faibles. Je suis tout à fait d'accord pour que chacun se voie accorder les mêmes chances, mais ces types-là ne font aucun effort. Rien de plus facile que de tendre la main pour quémander la charité ! Je crois que l'effort est toujours récompensé. C'est par cette philosophie que je suis arrivé à avoir tout ce que je possède. Jamais je n'ai sollicité une faveur de personne, ni commis la moindre malhonêteté, ce qui prouve bien que n'importe qui pourrait en faire autant. J'étais promis à n'être qu'un misérable gratte-papier d'étude notariale. Pour cette raison je ne suis pas disposé à tolérer chez moi des idées bolcheviques. Si ça vous chante d'aller faire la charité dans les cités d'urgence, allez-y ! Rien à redire : c'est on ne peut mieux pour l'éducation des jeunes filles. Mais ne venez pas me resservir les mêmes insanités que Pedro III Garcia : ça, je ne pourrais pas le supporter !''.
De fait, aux Trois Maria, Pedro III Garcia n'arrêtait pas de parler de justice. C'était le seul à oser défier le patron en dépit des râclées que lui avait infligées son père, Pedro Garcia Junior, chaque fois qu'il l'avait pris sur le fait. Dès son plus jeune âge, le garçon se rendait sans autorisation au village pour y emprunter des livres, lire des journaux et conserver avec le maître d'école, un fieffé communiste que, quelques années plus tard, on abbattrait d'une balle entre les deux yeux. Il faisait aussi des fugues nocturnes jusqu'au bistrot de San Lucas où il se réunissait avec quelques syndicalistes qui avaient la manie de refaire le monde entre deux gorgées de bière, ou encore avec le superbe et giganteque père José Dulce Maria, un prêtre espagnol à la tête farcie d'idées révolutionnaires qui lui avaient vallu d'être relégué par la Compagnie de Jésus das ce trou perdu, ce qui ne l'empêchait pas de continuer à transformer les apraboles bibliques en slogans socialistes. Le jour où Esteban Trueba découvrit que le rejeton de son régisseur introduisait de la littérature subversive parmi ses fermiers, il le convoqua à son burreau et , en présence de son père, le rossa à coups de son Knout en peau de couleuvres.
''C'est le premier avertissement, sale petit morveux ! Lui dit-il sans hausser le ton et en le regardant avec des yeux incendiaires. La prochaine fois que je te reprends à embêter les gens, je te flanque en prison. Sur mon domaine, je ne veux pas de fortes têtes, ici c'est moi qui commande et j'ai le droit de m'entourer es gens qui me plaisent. Toi tu ne me plais pas : tu peux te le tenir pour dit. Je te supporte à cause de ton père qui m'a servi loyalement pendant de nombreuses années, mais fais gaffe, ça pourrait très mal finir pour toi. Débarrasse-moi le plancher !''.
Pedro III Garcia ressemblait beaucoup à son père : brun, des traits rudes sculptés dans la pierre, de grands yeux tristes et une tignasse noire et raide coupée en brosse. Son coeur ne battait que pour deux êtres, son père et la fille du patron dont il était tombé amoureux du jour de sa tendre enfance où ils s'étaient endormis tout nus sous la table de la salle à manger. Blanca non plus n'échappa pas à cette fatalité. Chaque fois qu'elle venait en vacances à la campagne et débarquait aux Trois Maria dans le tourbillon de poussière soulevé par les voitures véhiculant leur tumultueux équipage, elle sentait son coeur battre d'impatience et d'angoisse comme un tam-tam africain. Elle était la première à sauter à terre et à se précipiter vers la maison, et immanquablement elle apercevait Pedro III Garcia à l'endroit même où ils s'étaient remarqués pour la premère fois, debout sur le seuil, à demi dissimulé dans l'ombre de l'entrée, timide et renfrogné, les pieds nus, son pantalon usé jusqu'à la trame, scrutant le chemin de ses yeux de vieillard pour la voir arriver. Tous deux mêlaient leurs rives, échangeaient d'affectueuses bourrades, se roulaient par terre en se crêpant le chignon et en hurlant de joie.
''Veux-tu bien arrêter ! Veux-tu lâcher ce sale pouilleux ! Criait la nounou en tentant de les séparer.
Laisse-les, nounou, ce sont des enfants qui s'aiment'', disait Clara qui en savait long.
Les enfants s'esquivait en courant et allaient se cacher pour se raconter tout ce qu'ils avaient accumulé au cours de ces mois de séparation. Pedro lui remettait en rougissant des petits animaux sculptés qu'il avait confectionnés pour elle dans des bouts de bois et Blanca lui donnait en échange les cadeaux qu'elle avait réunis à son intention : un canif qui s'ouvrait comme une corolle, un petit aimant qui attirait par magie les clous rouillés traînant par terre. L'été où elle débarqua avec une partie du contenu de la malle aux livres magiques d'oncle Marcos, elle avait dans les dix ans et Pedro III avait encore du mal à déchiffrer les lettres, mais la curiosité et l'avidité de savoir réussirent là où la maîtresse avait échoué à coup de martinet. Ils passèrent l'été à lire, couchés entre les roseaux au bord de la rivière, parmi les pins de la forêt, les épis de blé, épiloguant sur les vertus de Sandokan et de Robin des Bois, l'infortune du Pirate Noir, les véridiques et édifiantes histoires du Trésor de la Jeunesse, les malicieuses définitions des mots défendus dans le dictionnaire de l'Académie royale de Langue espagnole, le système cadio-vasculaire sur des planches où ils pouvaient voir un type écorché avec toutes ses veines et le coeur exposés au regard de tous, mais en caleçon. En l'espace de quelques semaines, le jeune garçon sut lire avec voracité. Ils accédèrent à l'ample et profond univers des histoires à dormir debout, pleines de fées et de fantômes, de naufragés qui se mangeaient les uns les autres après avoir tiré à la courte paille, de tigres qui se laissaient apprivoiser par amour, d'inventions fascinates, de bizzareries géographiques et zoologiques, de pays orientaux où l'on trouve des génies dans les bouteilles, des dragons dans les grottes et des princiesses prisonnières tout en haut des tours. Souvent ils allaient rendre visite à Pedro garcia senior à qui le temps avait émoussé les facultés. Il était peu à peu devenu aveugle, une pellicule céleste lui avait recouvert les pupilles : ''Ce sont les nuages qui me rentrent par les yeux'', disait-il. Il prenait un vif plaisir à ces visites de Blanca et de Pedro III dont lui-même avait d'ailleurs oublié qu'il était son petit-fils. Il écoutait les histoires qu'ils sélectionnaient dans les livres magiques et qu'ils devaient lui vociférer à l'oreille, car il disait que le vent lui rentrait par là aussi, ce qui faisait qu'il était sourd. En échange, il leur apprenait à s'immuniser contre les morsures de mauvaises bêtes et leur démontrait l'efficacité de son antidote en se posant un scorpion vivant sur le bras. Il leur enseigna comment on trouve de l'eau. Il fallait tenir à deux mains un rameau bien sec et avancer à ras du sol, silencieusement, en pensant à l'eau et à la soif qu'éprouvait le rameau, jusqu'à ce que, sentant l'humidité, le rameau se mît soudain à tressaillir. Restait alors à creuser en cet endroit, leur disait le vieux, mais il précisait que tel n'était pas le système auquel il avait eu recours pour localiser les puits sur le domaine des Trois Maria, car il n'avait nul besoin d'une baguette. Ses os avaient si soif que, s'il venait à passer au-dessus d'une nappe souterraine, fût-elle profonde, son propre squelette l'en avertissait. Il leur désignait les herbes des chams, les leur faisait humer, goûter, caresser même pour en éprouver le parfum naturel, la saveur et la texture, et ainsi identifier chacune en fonction de ses vertus curatives : pour se tranquiliser l'esprit, chasser les influx diaboliques, pour se faire le syeux brillants, se fortifier le ventre, se stimuler les sangs. En ce domaine, son savoir était si vaste que le médecin de l'hôpital des soeurs venait lui rendre visite pour lui demander conseil. Tout ce savoir ne put néanmoins venir à bout de la fièvre ardente de sa fille Pancha, qui l'expédia dans l'autre monde. Il lui fit avaler une bouse de vache et, n'obtenant auncun résultat, il lui servit du crotin de cheval, l'enveloppa de couvertures, la fit exsuder son mal jusqu'à ce qu'il ne lui restât que la peau sur les os, la frictionna sur tout le corps avec de la poudre délayée dans l'eau-de-vie, mais ce fut en pure perte; Pancha se vidait par une diarrhée sans fin qui lui pressurait tout l'intérieur et lui faisait endurer une soif inétanchable. Vaincu, Pedro Garcia demanda au patron la permission de la conduire au village. Les deux enfants l'accompagnèrent. Le médecin de l'hôpital des soeurs examina Pancha avec soin et dit au vieillard qu'elle était perdue, que s'il n'avait pas tant tardé à lui amener et ne l'avait pas fait transpirer autant, il aurait pu tenter quelque chose pour elle, mais que son corps ne pouvait plus retenir aucun liquide et qu'elle était comme une plante aux racines désséchées. Pedro Garcia s'en offusqua et sobstina à nier son échec, même quand il s'en revint avec le cadavre de sa fille enveloppé dans une couverture, accompagné par les enfants terrorisés, et qu'il la déchargea dans la cour des Trois Maria en bougonnant et ronchonnant contre l'ignorance du docteur. On l'enterra en un endroit privilégié du petit cimetière, jouxtant la chapelle désaffectée au pied du volcan, car elle avait été d'une certaine façon, la femme du patron, elle lui avait donné le seul fils à porter son prénom, à défaut de jamais porter son nom, et un petit-fils, ce singulier Esteban Garcia, promis à jouer un rôle terrible dans les annales de la famille.
Un jour, le vieux Pedro Garcia raconta à Blanca et à Pedro III l'histoire des poules qui s'étaient mises d'accord pour faire face au villain renard qui s'introduisait chaque nuit dans le poulailler en vue de chaparder les oeufs et de dévorer les petits poussins. Les poules décrétèrent qu'elles en avaient assez de supporter la loi du renard, elles s'organisèrent pour l'attendre, et, quand il pénétra dans le poulailler, elles lui barrèrent la route, l'encerclèrent et lui tombèrent dessus à becs raccourcis, jusqu'à le laisser plusmort que vif.
''Et on vit alors le renard s'enfuir avec la queue basse, poursuivi par toutes les poules'', conclu le vieillard.
Blanca s'esclaffa à ce récit et déclara que s'était impossible, car les poules naissent stupides et sans défense, et les renards rusés et forts, mais Pedro III ne rit point. Il resta songeur tout l'après midi, à ruminer la fable des poules et du renard, et peut-être fut-ce en cet instant que l'enfant se mit à devenir un homme. »