Le Tirailleur Républicain

Enseigner en Corse...par Calvin

Enseigner en Corse. J'entends déjà les ricanements où « La sécurité de l'emploi » chantée par Les Fatals Picards rivaliserait avec cet admirable proverbe insulaire : « Si tu as envie de travailler, assieds-toi et attends que ça passe ».

 

Enseigner en Corse. J'entends encore les blagues douteuses de certains collègues de mon précédent établissement du 77 : « ne prends pas un appartement au rez-de-chaussée, il pourrait être mitraillé », « assures-toi que tu as bien des voisins corses, ainsi ils ne feront pas faire sauter ton appartement », « la Corse, c'est sympa en tant que touriste mais je n'aimerais pas y habiter ».

 

La première impression, pour le continental qui débarque dans un lycée corse après un an dans un collège minable du 77, c'est que le temps n'a pas la même valeur. La sonnerie a retenti par deux fois, j'ai donc rejoint ma salle de cours, disposé mon carnet d'appel, mes feuillets de cours et ouvert mon manuel. Sauf que je suis seul dans la classe. Jeter un coup d'œil dans le couloir est superflu, il n'y a que des collégiens que fait entrer ma collègue. Puis, cinq minutes plus tard, arrivent mes premiers élèves qui s'exclament gentiment de leur voix chantante : « Ah, monsieur, vous êtes donc là ? On se demandait où vous étiez : on ne vous a pas vu passer ! » J'ai appris depuis qu'il est inutile de rejoindre sa salle dès la deuxième sonnerie : ce serait partir si tôt que les élèves n'auraient pas le temps de me voir traverser la cour. D'ailleurs, un de mes collègues préfère quant à lui attendre la troisième sonnerie, celle qui ne vient jamais : le temps qu'il se lève, les lycéens sont déjà repartis, lassés d'attendre ; et quand il rejoint sa salle, il a beau jeu de faire remarquer aux adorables surveillantes qu'il n'y a pas d'élève.

 

Ne pas arriver en classe trop tôt, donc. Ne pas en partir trop tard, aussi. Au risque de rester enfermé dans le lycée, comme j'en ai fait l'expérience un soir pour avoir voulu ranger correctement ma salle après la sonnerie de 17h30. La conscience tranquille de l'enseignant qui a respecté les consignes de l'intendante en rangeant soigneusement le vidéoprojecteur, je descends : fermé ; je remonte et tente à gauche : fermé ; je feinte à droite : fermé. Vous n'avez plus qu'à imaginer ledit enseignant, aussi souple de corps et d'esprit que peut l'être un calviniste, sujet au vertige qui plus est, passer par-dessus la balustrade à quelques trois mètres de hauteur. Depuis, il se trouve que le concierge est un ami.

 

Voilà les deux souvenirs marquants que je garde de mes débuts comme enseignant ici.

            Depuis, je me suis adapté : les leçons sont plus courtes que les 55 minutes continentales, mais le programme n'en a pas moins été bouclé en mai pour les terminales (la plage m'appelait) ; en seconde et première stg, seule la fin du programme de géographie manquait.

            Les élèves ne sont pas travailleurs à la maison, mais si le professeur les fait travailler en classe, ils suivent avec par exemple 18 notes en seconde au troisième trimestre (j'ai du résister à l'appel de la plage le temps de corriger toutes ses copies).

            Les élèves, encore : ils sont respectueux ; plus de conflit comme j'ai pu en avoir dans mon précédent établissement du 77. Alors, certes, je suis en lycée et non plus en collège ; assurément, j'ai pris de la bouteille et ne vit plus comme une agression thermonucléaire qu'untel n'ait pas ses affaires ; mais tout de même, cela fait plaisir de découvrir des relations pacifiques. Un élève m'a ainsi invité à la chasse :    -Vous chassez, monsieur ?

                                               _J'aimerais bien mais je n'ai pas le permis.

                                               –Ayoh, pas besoin de permis ici, monsieur, enfin.

 

Je croyais n'être qu'un accompagnateur de ses exploits, que nenni : j'ai eu droit à un fusil, à la trentaine de cartouches aux plombs n°6, et au final à un pigeon. Désormais, je sais cuisiner le pigeon.

 

 

Les élèves, enfin : ils savent faire grève. Que la cause soit locale (Y. C.) ou nationale (avec la conjoncture actuelle, ce ne sont pas les motifs qui manquent). Le fainéant que je suis adore. Et puis ça ne me coûte pas cher, au moins.

            En échange, les cours s'adaptent :     -C'est le dernier jour avant les vacances ? Regardons donc un film.                         -C'est le dernier jour avant le dernier jour ? Regardons donc un film.                                  -Vous avez l'air fatigués ce soir ? Allez, une demi-heure de cours et après vous rangez vos affaires.

Cela vous choque ? Et pourtant, je vous assure qu'ils ne sont pas plus cons qu'ailleurs et se souviennent aussi mal des chapitres étudiés précédemment que les élèves du continent. Si le film est bien choisi par rapport au programme, il est bien plus efficace avec nos élèves actuels que deux séances de cours. Bon, j'avoue, Le monde de Nemo, ce n'était pas trop « programme » ; mais je ne l'avais encore jamais vu ; et puis certaines élèves m'en disaient le plus grand bien. Or, à l'université, on nous apprend à toujours vérifier une information.

 

            Enseigner en Corse, ou plutôt dans cette partie de la Corse, c'est pouvoir rejoindre les plages à 15 minutes du lycée ; c'est enseigner dans un cadre de vie (panoramas, gastronomie, convivialité) qu'il ne doit pas être aisé de trouver sur le continent. Ainsi, chaque fois que je rejoins le lycée à pied, je profite du panorama sur la chaîne de montagne au nord-est et la large baie qui s'ouvre à l'ouest. Citez-moi donc un établissement du continent où je peux avoir et cette vue sur la mer et cette autre vue sur la montagne ; où les élèves viennent vous voir à la mi-mai :

 

-          Ayoh, monsieur, on ne pourrait pas regarder un film ? C'est notre dernier jour : après, on va aller à la plage. [Ce qu'ils ne disent pas, c'est qu'ils vont travailler pendant toute la saison touristique, de mi-juin à fin août, alors un mois de vacance au préalable, ça se comprend]

 

            Bon, enseigner dans cette partie de la Corse, c'est aussi vivre dans une communauté de villages : vous allez courir sur telle route ? Les élèves et une partie du village le sait. Vous prenez le bateau en charmante compagnie ? Une élève était aussi sur le bateau et plus tard la pharmacienne vous demande s'il y a une « madame Calvin ». Vous allez boire un coup (ou deux) au village ? C'est une élève qui vous sert. Vous allez dans un restau au village d'en bas ? Un élève travaille dans le restau voisin et vous invite à découvrir sa carte une prochaine fois. Un truand a été descendu en sortant d'un bar du village voisin ? C'est l'oncle d'un élève. Tel autre quidam a été descendu sur une route déserte (le même genre de route que dans le film Les proies de Gonzalo Lopez-Gallego) ? C'est le frère d'une collègue. Ah, et dans un village, quand deux banques sautent à deux heures du matin, vous entendez les explosions.

 

 

Au final, enseigner en Corse, c'est goûter un autre rapport au temps, une autre sociabilité. Certes, il y a le coût de la vie (le flouze, pas le sang). Mais les avantages vécus ici paraissent difficilement retrouvables sur le continent. Il n'y a donc guère de motifs à revenir. Seulement la réforme en cours du lycée va probablement se traduire par des réaffectations de postes supérieures à ce que l'île peut digérer avec ses faibles effectifs d'élèves et son petit nombre d'établissement.



08/11/2008
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