Le Tirailleur Républicain

Stupeur et Tremblements

 

Poursuivons notre re-découverte des best-sellers en mettant en exergue deux minutes un court roman très plaisant : Stupeur et Tremblements d'Amélie Nothomb.

C'était le 1er roman de Nothomb que le Tirailleur osait parcourir...et pas le dernier.


 

Voici la quatrième de couverture :

« Au début des années 1990, la narratrice est embauchée par Yumimoto, une puissante firme japonaise. Elle va découvrir à ses dépens l'implacable rigueur de l'autorité d'entreprise, en même temps que les codes de conduite, incompréhensibles au profane, qui gouvernent la vie sociale au pays du Soleil levant.

D'erreurs en maladresses et en echecs, commence alors pour elle, comme dans un mauvais rêve, la descente inexorable dans les degrès de la hiérarchie, jusqu'au rang de surveillante des toilettes,celui de l'humiliation dernière. Une course vers l'abîme - image de la vie -, où l'humour percutant d'Amélie Nothomb fait mouche à chaque ligne.

Entre le rire et l'angoisse, cette satire des nouveaux despotismes aux échos kafkaïens, a conquis un immense public et valu à l'auteur d'Hygiène de l'assassin le Grand Prix du roman de l'Académie fraçaise en 1999 ».

Ici le film datant de 2003 que j'ai découvert avant le livre...excellent !!!


Voilà pour le contexte. Maintenant, laissez-vous tenter par ce passage décrivant la place de la femme dans la société japonaise... :


« Fubuki, elle, n'était ni Diable ni Dieu : c'était une japonaise.

Toutes les Nippones ne sont pas belles. Mais quand l'une d'entre elles se met à être belle, les autres n'ont qu'à bien se tenir.

Toute beauté est poignante, mais la beauté japonaise est plus poignante encore. D'abord parce que ce teint de lys, ces yeux suaves, ce nez aux ailes inimitables, ces lèvres aux contours si dessinés, cette douceur compliquée des traits ont déjà de quoi éclipser les visages les plus réussis.

Ensuite parce que ses manières la stylisent et font d'elle une oeuvre d'art inacessible à l'entendement.

Enfin et surtout parce qu'une beauté qui a résisté à tant de corsets physique et mentaux, à tant de contraintes d'écrasements, d'interdits absurdes, de dogmes, d'asphyxie, de désolations, de sadisme, de conspiration du silence et d'humiliation - une telle beauté, donc, est un miracle d'héroïsme.

Non que la Niponne soit une victime, loin de là. Parmi les femmes de la planète, elle n'est vraiment pas la plus mal lotie. Son pouvoir est considérable : je suis bien placée pour le savoir.

Non : s'il faut admirer la japonaise - et il le faut - c'est, parce qu'elle ne se suicide pas. On conspire contre son idéal depuis sa plus tendre enfance. On lui coule du plâtre à l'intérieur du cerveau : "Si a vingt-cinq ans tu n'es pas mariée, tu auras de bonnes raisons d'avoir honte", "si tu ris, tu ne seras pas distinguée", "si ton visage exprime un sentiment, tu es vulgaire", "si tu mentionnes l'existence d'un poil sur ton corps, tu es immonde", " si un garçon t'embrasse sur la joue en public, tu es une putain", "si tu éprouve du plaisir à dormir, tu es une vache", etc. Ces préceptes seraient anecdotques s'ils ne s'en prenaient pas à l'esprit.

Car, en fin de compte, ce qui est assené à la Niponne à travers ces dogmes incongrus, c'est qu'il ne faut rien espérer de beau. N'espère pas être amoureuse, car tu n'en vaux pas la peine : ceux qui t'aiment t'aimeraient pour tes mirages, jamais pour ta vérité. N'espère pas que la vie t'apporte quoi que ce soit, car chaque année qui passera t'enlèvera quelque chose. N'espère pas même une chose. N'espère pas même une chose aussi simple que le calme, car tu n'as aucune raison d'être tranquille.

Espère travailler. Il y a peu de chances, vu ton sexe, que tu t'élèves beaucoup, mais espère servir ton entreprise. Travailler te fera gagner de l'argent, dont tu ne retireras aucune joie mais dont tu pourras éventuellement te prévaloir, par exemple en cas de mariage - car tu ne seras pas assez sotte pour supposer que l'on puisse vouloir de toi pour ta valeur intrinsèque.

A part cela, tu peux espérer vivre vieille, ce qui n'a pourant aucun intérêt, et ne pas connaître le déshonneur, ce qui est une fin en soi. Là s'arrête la liste de tes espoir licites.

Ici commence l'interminable théorie de tes devoirs stériles. Tu devras être irréprochable, pour cette seule raison que c'est la moindre des choses. Être irréprochable ne te rapportera rien d'autre que d'être irréprochable, ce qui n'est ni une fierté ni encore moins une volupté.

Je ne pourrai jamais énumérer tous tes devoirs, car il n'y a pas une minute de ta vie qui ne soit régentée par l'un d'entre eux. Par exemple, même quand tu seras isolée aux toilettes pour l'humble besoin de soulager ta vessie, tu auras l'obligation de veiller à ce que personne ne puisse entendre la chansonnette de ton ruisseau : tu devras donc tirer la chasse sans trêve.

Je cite ce cas pour que tu comprennes ceci : si même des domaines aussi intimes et insignifiants de ton existence sont soumis à un commandement, songe, a fortiori, à l'ampleur des contraintes qui pèseront sur les moments essentiels de ta vie.

Tu as faim ? Mange à peine, car si tu dois rester mince, non pas pour le plaisir de voir les gens se retourner sur la silhouette dans la rue - ils ne le feront pas -, mais parce qu'il est honteux d'avoir des rondeurs.

Tu as pour devoir d'être bele. Si tu y parviens, ta beauté ne te vaudra aucune volupté. Les uniques compliments que tu recevrais émaneraient d'occidentaux, et nous savons combien ils sont dénués de bon goût. Si tu admires ta propre joliesse dans le miroir, que ce soit dans la peur et non dans le plaisir : car ta beauté ne t'apportera rien d'autre que la terreur de la perdre. Si tu es une belle fille, tu ne seras pas grand-chose; si tu n'es pas une belle fille, tu seras moins que rien.

Tu as pour devoir de te marier, de préférence avant tes vingt-cinq ans, qui seront ta date de péremption. Ton mari ne te donnera pas d'amour, sauf si c'est un demeuré, et il n'y a pas de bonheur à être aimée d'un demeuré. De toute façon, qu'il t'aime ou non, tu ne le verras pas. A deux heures du matin, un homme épuisé et souvent ivre te rejoindra pour s'effondrer sur le lit conjugal, qu'il quittera à six heures sans t'avoir dit un mot.

Tu as pour devoir d'avoir des enfants que tu traiteras comme des divinités jusqu'à trois ans, âge où, d'un coup sec, tu les expulseras du paradis pour les inscrire au service militiare, qui durera de trois à dix-huit ans puis obligée de mettre au monde des êtres qui seront d'autant plus malheureux que leur trois premières années de vie leur auront inculqué la notion du bonheur.

Tu trouve ça horrible? Tu n'es pas la première à le penser. Tes semblables le pensent depuis 1960. Tu vois bien que cela n'a servi à rien. Nombre d'entre elles se sont révoltées et tu te révolteras peut-être pendant la seule période libre de ta vie, entre dix-huit et vingt-cinq ans. Mais à vingt-cinq ans, tu t'apercevras soudain que tu n'es pas mariée et tu auras honte. Tu quiteras ta tenue excentrique pour un tailleur propret, ds collants blancs et des escarpins grotesques, tu soumettras ta splendide chevelure lisse à un brushing désolant et tu eras soulagée si quelqu'un - mari ou employeur - veut de toi.

Pour le cas très improbable où tu ferais un mariage d'amour, tu serais encore plus malheureuse, car tu verrais ton mari souffrir. Mieux vaut que tu ne l'aimes pas : cela te permettra d'être indifférente au naufrage de ses idéaux, car ton mari en a encore, lui. Par exemple, on lui a laissé espérer qu'il serait aimé d'une femme. Il verra vite, pourtant, que tu ne l'aimes pas. Comment pourrais-tu aimer quelqu'un avec le plâtre qui t'immobilise le coeur ? On t'a imposé trops de calculs pour que tu puisses aimer. Si tu aimes quelqu'un, c'est qu'on t'a mal éduquée. les premiers jours de tes noces, tu simuleras toutes sortes de choses. Il faut reconnaître qu'aucune femme ne simule avec ton talent.

Ton devoir est de te sacrifier pour autrui.Cependant, n'imagine pas que ton sacrifice rendra heureux ceux auxquels tu le dédieras. Cela leur permettra de ne pas rougir de toi. Tu n'as aucune chance ni d'être heureuse ni de rendre heureux.

Et si par extraordinaire ton destin échappait à l'une de ces prescriptions, n'en déduis surtout pas que tu as triomphé : déduis-en que tu te trompes. D'ailleurs, tu t'en rendras compte très vite, car l'illusion de ta victoire ne peut-être que provisoire. Et ne jouis pas de l'instant : laisse cette erreur de calcul aux Occidentaux. L'instant n'est rien, ta vie n'est rien. Aucune durée ne compte qui soit inférieure à dix mille ans.

Si cela peut te consoler, personne ne te considère comme moins intelligente que l'homme. Tu es brillante, cela saute aux yeux de tous, y compris de ceux qui te traitent si bassement. Pourtant, à y rélféchir, trouves-tu cela si consolant? Au moins, si l'on te pensait inférieure, ton enfer serait explicable et tu pourrais en sortir en démontrant, conformément aux préceptes de la logique, l'excellence de ton cerveau. Or, on te sit égale, voire supérieure : ta géhenne est do absurde, ce qui signifie qu'il n'y a pas d'itinéraire pour la quitter.

Si il y en a un. Un seul mais auquel tu as pleinement droit, sauf si tu as commis la sottise de te convertir au christianisme : tu as le droit de te suicider. Au Japon, nous savons que c'est un acte de grand honneur. N'imagine surtout pas que l'au-delà est l'un de ces paradis joviaux décrits par les sympathiques Occidentaux. de l'autre côté, il n'y a rien de si formidable. En compensation, pense à ce qui en vaut la peine : ta réputation posthume. Si tu te suicides, elle sera clatante et fera la fierté de tes proches. Tu auras une place de choix dans le caveau familial : c'est là le plus haut espoir qu'un humain puisse nourrir.

Certes, tu peux ne pas te suicider. Mais alors, tôt ou tard, tu ne tiendras plus et tu verseras dans un déshonneur quelconque : tu prendras un amant, ou tu t'adonneras à la goinfrerie, ou tu deviendra paresseuse . Nous avons observé que les humains en général, et les femmes en particulier, ont du mal à vivre longtemps sans sombrer dans l'un de ces travers liés au plaisir charnel. Si nous nous méfions de ce dernier, ce n'est pas par puritanisme : loin dsession américaine.

En vérité, il vaut mieux éviter la volupté parce qu'elle fait transpirer. Il n'y a pas plus honteux que la sueur. Si t manges à garndes bouchées ton blo de nouilles brûlantes, si tu te livres à la rage du sex, si tu passes ton hiver à somnoler près du poêle, tu sueras. Et plus personne ne doutera de ta vulgarité.

Entre le suicide et la transpiration, n'hésite pas. Verser son rang est aussi admirable que verser sa sueur est innomable. Si tu te donnes la mort, tu ne transpireras plus jamais et ton angoisse sera finie pour l'éternité ».



19/04/2007
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