Le Tirailleur Républicain

"La Faute à Rousseau" de F. Guichard

 Ce n'est pas l'habitude du Tirailleur de faire du Copier-Coller (Drag and  Drop dans le jargon...on peut même dire full and spit...), mais il aurait été regretable que vous passiez à côté d'un texte remarquable publié sur le blog de notre collègue réactionnaire J-P Brighelli. Aussi voici le texte d'un certain F. Guichard qui s'en prend aux sources de la néo-pédagogie actuelle. Le Tirailleur vous livre donc le texte intégral, tout juste agrémenté de passages en caratères gras à ne pas louper... .

Bonne lecture. Préparez les mouchoirs.

 

La faute à Rousseau ?

À propos de Rousseau : pour une fois que je suis à peu près d'accord avec ce qu'écrit Cadichon (même si je n'en tire pas les mêmes conclusions)… ce doit être le miracle de Pâques, Robin ;-)

Quelques précisions sur Jean-Jacques, ou plutôt sur la manière dont le rousseauisme est devenu, volens nolens, l'un des fondements du pédagogisme.

Au commencement, chacun le sait, est la Révolution française, et très précisément le débat qui oppose deux conceptions de l'École, celle de Condorcet et celle de Lepelletier de St Fargeau, celle des Girondins et celle des Jacobins pour aller vite. Même si aucun de ces deux projets ne fut appliqué réellement faute de temps et de moyens, les termes du débat  méritent d'être rappelés :

Condorcet, tenant de "l'instruction publique", veut avant tout instruire ;  il affirme que l'instruction est à la base de l'éducation et constitue son seul fondement. Auteur des célèbres Cinq mémoires sur l'instruction publique, récemment ressortis en collection de poche Garnier-Flammarion, il est également rapporteur du projet de décret sur la réorganisation de l'enseignement public qu'il présente devant l'assemblée législative en 1792. Il s'agit pour lui d'armer les enfants, filles et garçons, (instruere = munir) par les savoirs fondamentaux, pour leur permettre de se soustraire à la dépendance, c.à.d. de s'émanciper par l'usage de leur raison.

C'est pour la puissance publique un devoir imposé par l'intérêt commun de la société, par celui de l'humanité entière. (...) Nous avons pensé (…) qu'il fallait donner à tous également l'instruction qu'il est possible d'étendre sur tous, mais ne refuser à aucune portion de citoyens l'instruction plus élevée, qu'il est impossible de faire partager à la masse entière des individus ; établir l'une, parce qu'elle est utile à ceux qui la reçoivent ; et l'autre, parce qu'elle l'est à ceux même qui ne la reçoivent pas. La première condition de toute instruction étant de n'enseigner que des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre doivent être aussi indépendants qu'il est possible de toute autorité politique. (« Les principes de l'instruction publique », discours à l'Assemblée législative du 2 avril 1792)

Cela ne veut pas dire pour autant que Condorcet  néglige l'éducation. Pour lui l'école doit se préoccuper de l'éducation morale, qu'il appelle naturelle, et qu'il ne faut pas confondre avec la bien-pensance, la « moraline » ou le « politiquement correct » de l'époque : cette éducation morale fait partie de l'instruction, parce qu'elle est fondée sur l'expérience et la raison. Tout ce qui relève des opinions, des croyances, des manières de vivre, relève de la sphère privée et ne doit pas en sortir. Certes, bien sûr, l'école socialise, apprend la discipline et la maîtrise de soi,  sans lesquelles la situation d'apprentissage est impossible, mais c'est l'instruction qui est le fondement de tout, et c'est par elle que l'enfant s'éduque.

Comme l'écrivent Catherine Kintzler et Charles Coutel dans leur présentation des Cinq mémoires de Condorcet en GF :

Pour la première fois, l'idée philosophique de l'institution scolaire est pensée dans sa complexité et en rapport avec la souveraineté populaire : protéger les savoirs contre les pouvoirs, considérer l'excellence comme la forme la plus haute de l'égalité, voir en chaque enfant un sujet rationnel de droit, se garder d'assujettir l'instruction publique aux volontés particulières et à l'utilité immédiate, telles sont quelques-unes des thèses majeures proposées par Condorcet. Ce faisant, il soutient qu'instruire n'est ni informer ni conformer, et que c'est peut-être trop en faire que d'instaurer une "éducation nationale".

Robespierre, Rabaut St-Étienne et Lepelletier de St Fargeau considèrent, quant à eux, qu'il faut commencer par l'éducation, et ne pas trop instruire :

L'enfant est parvenu à douze ans ; à cet âge finit pour lui l'institution publique : il est temps de le rendre aux divers travaux de l'industrie. L'en séparer davantage, ce serait nuire à la société (Texte sur  http://s.huet.free.fr/paideia/paidogonos/lpsf1.htm... )

On reconnaît ici l'influence contestable de Jean-Jacques Rousseau, qui dans l'Émile ou l'éducation veut pour son élève des apprentissages limités, centrés sur l'observation et le travail manuel – ce même Rousseau pour qui les  sciences  et les arts rendent l'homme mauvais ;  je renvoie à l'inénarrable Prosopopée de Fabricius dans le Discours sur les sciences et les arts, où Jean-Jacques met en branle toute sa vaste culture, et Dieu (?) sait s'il en a, pour montrer que la culture est nuisible, et je ne sache pas que ce jour-là il se soit laissé aller sur le Fendant ou quelque autre excellent vin suisse. J'irai même jusqu'à dire qu'il se révèle ici le père tutélaire des ces intellectuels renégats, apostats, architraîtres,  qui ont été formés par les Humanités pour mieux cracher sur elles et interdire à leurs descendants de profiter des savoirs qui les ont nourris. Bref, oui, quelque part, c'est la faute à Rousseau, et aux rousseauistes que sont ici les Jacobins, obnubilés de moralisme, de vertu, et de chasse aux « fripons ». Moralité : toujours se méfier des « purs ».

Pour eux donc, la puissance publique doit instituer une « éducation nationale ». Voici un extrait de l'argumentaire de Lepelletier (Projet d'éducation nationale) :

L'instruction publique demande des lycées, des collèges, des académies, des livres, des instruments des calculs, des méthodes, elle s'enferme dans des murs ; l'éducation nationale demande des cirques, des gymnases, des armes, des jeux publics, des fêtes nationales, le concours fraternel de tous les âges et de tous les sexes, et le spectacle imposant et doux de la société humaine assemblée. Elle veut un grand espace, le spectacle des champs et de la nature ; l'éducation nationale est l'aliment nécessaire à tous, l'instruction, le partage de quelques-uns. Elles sont sœurs mais l'éducation nationale est l'aînée. Que dis-je ! c'est la mère commune de tous les citoyens, qui leur donne à tous le même lait, qui les élèves et les traite en frères, et qui, par la communauté de ses soins leur donne un air de ressemblance et de famille qui distingue un peuple ainsi élevé de tous les autres. Toute sa doctrine consiste donc à s'emparer de l'homme dès le berceau, et même avant sa naissance ; car l'enfant qui n'est pas né appartient déjà à la patrie. Elle s'empare de tout homme sans le quitter jamais, en sorte que l'éducation nationale n'est pas une institution pour l'enfant, mais pour la vie tout entière.

Même en contextualisant la citation (la patrie en danger, l'Europe entière coalisée contre la République, les contre-révolutionnaires vendéens en insurrection, l'Église catholique en tête), même quand, comme moi – mais peut-être ai-je trop lu Albert Soboul --  on a  de la sympathie pour les Jacobins, on a le droit d'être un peu terrorisé, sans jeu de mots  ça va de soi, par ce « modèle spartiate » qui nous évoque plutôt l'État totalitaire que la Liberté guidant le peuple… Et quand bien  même admettrions-nous que la notion d'individu a quelque chose de petit-bourgeois voire de réactionnaire, que les valeurs collectives  de dévouement à l'État et d'amour de la patrie sont fondamentales, il reste que l'idée de s'emparer de l'homme dès le berceau, et même avant sa naissance nous met plutôt mal à l'aise.

Et quand je parle de « modèle spartiate », je ne plaisante pas – et  Lepelletier non plus : pour aboutir à une société égalitaire, il propose que tous les enfants sans exception, riches ou pauvres, filles et garçons, soient retirés de leurs familles et placés dans des internats à la dure, où le sport est prioritaire, avec travail manuel pour tous (sur les routes, dans les champs, à la production dans les ateliers). L'encadrement est assuré par un conseil de 52 "pères", chacun résidant là une semaine par an. L'objectif est, je cite, de form(er) une race renouvelée, forte, laborieuse, réglée, disciplinée, et qu'une barrière impénétrable aura séparée du contact impur des préjugés avec notre espèce vieillie. (Plan d'éducation nationale, texte intégral sur http://s.huet.free.fr/paideia/paidogonos/lpsf1.htm...)

Former l'homme nouveau… Évidemment, pour nous, cette éducation d'État  évoque surtout les jeunesses hitlériennes ou les Khmers rouges, et je ne pense pas, malgré le peu de sympathie que je porte aux disciples de saint Philippe Meirieu, que leur objectif soit de transformer ainsi les enfants.

Pas de les transformer ainsi, mais de les transformer …

Former l'homme nouveau, oui, certainement, comme on va le voir, et faire table rase du passé, certainement. De même, cette exaltation des valeurs collectives et du « vivre ensemble », même si elle se fait  à présent  dans la novlangue adoucie et euphémistique des sciences de l'éduc. et de la psychologie compassionnelle, n'est pas sans écho de nos jours.

Bref : l'école doit-elle instruire, transmettre des savoirs, et permettre à l'enfant, par l'usage de ces savoirs, de s'émanciper des préjugés, d'user de sa raison, et par là même de s'éduquer et de se construire par rapport à ce qu'il a appris, -- en continuité ou en rupture peu importe ?

Ou doit-elle d'abord éduquer, inculquer des savoir-faire et des savoir-être plus que des « savoirs savants » comme disent les khuistres, pour faire en sorte que l'enfant, constructeur de ses propres savoirs, se construise -- j'ai failli dire s'auto-construise – en retrouvant sa nature profonde et son être authentique (quand je vous dis que c'est aussi la faute à Rousseau…) ? Bien sûr, les valeurs collectives ne sont plus inculquées à la dure comme dans le projet spartiate de Robespierre,  J.-Paul Rabaut St-Étienne et Lepelletier de St Fargeau, mais à grandes injections de moraline citoyenne, d'ECJS et de « vivre ensemble », un enrobage pseudo psy et « chrétien de gauche » pour faire passer le médicament. Mais le résultat est là, calamiteux :  renoncer à instruire, c'est renoncer quelque part à la République. On va voir en effet que tous les pays à régime totalitaire ont cherché d'abord à éduquer.



C'est en 1932, sous le "cartel des gauches" (Édouard Herriot, qui était pourtant Libre Penseur, à qui se fier, je vous le demande ma pov'dame ???) que le ministère de l'Instruction publique est devenu celui de l'Éducation nationale. Et ce changement d'appellation est loin d'être un détail anodin : on substitue dès  lors au désir de donner un savoir, des outils (in-struere en latin équiper, outiller, munir) la volonté d'imposer un modèle (de educare, tirer à soi ; éduquer a au XVIIeme siècle le sens de "former le caractère", "apprendre les usages de la société") : bref, socialisation et apprentissage de la citoyenneté, dont on verra bientôt que c'est la meilleure et la pire des choses, puisque cela revient le plus souvent à adapter l'élève aux normes sociales en vigueur, ce qui, dans une société de classes inégalitaire et ultralibérale, revient à formater les enfants aux normes de l'ultralibéralisme en vigueur. 

Des esprits mal pensants pourraient faire remarquer que cette rupture fut initiée dès les années 20 par l'Italie mussolinienne :

La transformation de l'instruction publique en éducation nationale est la plus fasciste de mes réformes (Mussolini)

Elle a cependant été copiée par la plupart des pays européens, comme si la gauche, dans une espèce d'aveuglement qu'il faudrait étudier de plus près, avait repris à son compte les initiatives d'extrême-droite qui visaient à remettre en cause l'héritage des Lumières .La notion d'égalité des chances, opposée à l'égalité formelle, apparaît pour la première fois dans un discours du maréchal Pétain (… Mais, là encore, n'épiloguons pas, nous y serions encore à minuit.)

Revenons à notre "éducation nationale" du cartel des gauches puis du Front Populaire : elle a la volonté d'imposer un modèle, républicain bien sûr.  Longtemps "l'éducation populaire" avait fait partie des revendications du syndicalisme révolutionnaire et du mouvement ouvrier en général, parce que l'ouvrier doit s'instruire pour se révolter. Notons qu'il s'agissait bien d'une instruction : par exemple, en 1832, le "mouvement des polytechniciens" organisait des cours du soir pour permettre au peuple de s'instruire.


Mais le pétainisme des années 1940 a bondi sur l'occasion : pourquoi ne pas "formater" de bons petits Français conformes à l'idéal de Laval ? Il ne s'agit alors plus d'instruire l'ouvrier pour qu'il se révolte, mais de l'éduquer pour qu'il reste à sa place -- et les vaches seront bien gardées. Et surtout, pas trop de savoirs, c'est nuisible.

Je ne résiste pas au plaisir pervers de vous lire un extrait d'un livre de Pétain, L'Éducation  nationale (1940, texte intégral sur http://michel.delord.free.fr/pp-ecole.pdf), avec quelques commentaires de ma part : on verra que, à quelques horreurs idéologiques près, ces propositions vont nous rappeler bien des choses


 Il y avait à la base de notre système éducatif une illusion profonde : c'était de croire qu'il suffit d'instruire les esprits pour former les cœurs et pour tremper les caractères. Il n'y a rien de plus faux et de plus dangereux que cette idée ... [OK, contre Condorcet l'homme des Lumières, c'est logique.]

Fidèle à notre pensée décentralisatrice, nous décongestionnerons l'Université de Paris pour faire de nos universités provinciales de puissants foyers de recherche… Nous favoriserons entre nos savants et nos industriels une coopération féconde… et nous nous efforcerons d'orienter dans un sens plus réaliste la formation de nos ingénieurs, de nos médecins, de nos magistrats, de nos professeurs eux-mêmes [Oui, c'est de Pétain, ni de Claude Allègre ni de Gilles de Robien… Nous savons donc à présent d'où vient ce "réalisme" que l'on nous sert à tout propos : c'est celui du kolossal bon sens kollabo.]

Nous nous attacherons à détruire le funeste prestige d'une pseudo-culture purement livresque, conseillère de paresse et génératrice d'inutilités… [Rousseau, le moins "Lumières" des Lumières,  ne disait pas autre chose, hélas. ]

C'est dans cet esprit que nous réorganiserons l'école primaire. Elle continuera comme par le passé, cela va sans dire, à enseigner le français, les éléments des mathématiques, de l'histoire, de la géographie, mais selon des programmes simplifiés, dépouillés du caractère encyclopédique et théorique qui les détournait de leur objet véritable." [C'est beau comme le socle commun de connaissances de M.  de Robien, dites donc…]


On voit bien la logique du projet : peu d'instruction, beaucoup d'éducation, et des enfants soumis, privés des moyens de penser, de vivre et d'être libres. Est-ce un hasard si c'est de l'école d'Uriage, école des cadres du pétainisme, influencée par les personnalistes chrétiens (attention, ne me faites pas dire que tous les personnalistes chrétiens étaient collabos, certains même ont résisté) que sont sortis les théoriciens français de l'éducation populaire, comme l'un des  plus connus, Joffre Dumazedier ?

Soixante ans plus tard, le débat ne se pose pas de façon radicalement différente, mais il est faussé par tout le discours sociologique et psychologique, plus ou moins idoine,  dont on enrobe l'école et sur lequel je vais développer un peu. 



Revenons-en donc  à l'an quarante ;-)))

ou plutôt peu après :  on peut se demander pourquoi, à la Libération, le programme du C.N.R. n'a pas rétabli l'instruction publique : j'ai envie de dire, mais cette interprétation n'engage que moi, que le plan Langevin-Wallon, pétri de bonnes intentions, a mis en place toutes les conditions pour que "l'éducation nationale" reste l'éducation nationale ad uitam … ou ad nauseam.

Quand je dis que le plan Langevin-Wallon était pétri de bonnes intentions (dont l'Enfer est pavé) , je n'oublie pas que ces deux hommes étaient de vrais savants, pas des imposteurs, membres des "Compagnons de l'université nouvelle", une association créée en 1918 par des universitaires qui sortaient des tranchées et voulaient prolonger dans la vie de tous les jours et dans leur pratique professionnelle les valeurs de partage et de fraternité qu'ils avaient connues en combattant là-bas sur le front de l'armée. Ils lancent l'idée généreuse de l'école unique, contre laquelle il n'y a évidemment a priori rien à dire.

Mais le congrès du Havre de 1936, rassemble plusieurs associations d'éducation nouvelle comme le GFEN (Groupe Français d'Éducation Nouvelle, inspiré des travaux du pédagogue suisse Ferrière, et qui tend à respecter l'individualité de l'enfant en libérant son potentiel créatif, son énergie spirituelle (?!), et en s'appuyant sur ses intérêts innés (??), dans une optique de coopération et de coéducation, la discipline personnelle et collective étant organisée par les enfants eux-mêmes en collaboration avec le maître (« classe coopérative »). Pour ce GFEN,  l'instruction n'est qu'une partie de l'éducation, l'objectif général étant de donner une base minimum de culture générale et de développer au maximum la personnalité de l'enfant : alléger les programmes, promouvoir l'étude du milieu, collaborer avec les parents, recourir aux méthodes actives. Les réformes de l'enseignement de Jean Zay (Front Populaire) en 1937, le plan Langevin-Wallon de1947, et même les réformes Haby et Jospin de 1975 et 1989, s'inspireront largement de ce congrès.

Quand on voit le résultat et la "catastrophe culturelle nationale", -- pour reprendre la formule employée dans la résolution finale du congrès de la Libre Pensée consacré l'École --, il est facile de se lamenter et de critiquer l'irresponsabilité de toutes ces mesures ; mais rappelons que dans le contexte de l'entre-deux guerres ce n'était pas si simple, que beaucoup d'enfants arrêtaient l'école au "certif" et même avant, et qu'il y avait chez les gens du GFEN ou de l'Université nouvelle, même influencés par des idéologies cléricales plus ou moins déclarées (en particulier le personnalisme chrétien, le protestantisme et le scoutisme), une forme de générosité qu'il ne faut pas mépriser si nous voulons comprendre comment tout ce gâchis s'est mis en place au nom de la gauche.

Les idées qui sous-tendent tout cela, c'est que dans une société de classes l'école est aussi de classes – difficile de dire le contraire : on ne voit pas par quel miracle la division en classes s'arrêterait au portail des établissements. Mais les conclusions de ce constat ont été contre-productives : en allégeant l'apport culturel donné aux enfants, on a « enfoncé » les plus défavorisés, et l'épanouissement des personnalités n'a profité qu'à ceux qui étaient déjà épanouis. Les activités d'éveil n'éveillent le plus souvent  que les  enfants déjà  éveillés.

L'autre implicite, qui découle directement du précédent, c'est que dans une société de classes la culture dominante est de classe, donc bourgeoise. Là encore, il est bien difficile de le nier !  Le sociologue Pierre Bourdieu, dans Les Héritiers, explique de manière très juste comment ce sont les élèves à fort capital culturel qui réussissent le mieux à l'école. Le problème, c'est qu'une école qui privilégie l'éducation sur l'instruction favorise encore davantage les enfants issus des milieux cultivés, interdisant de fait la réussite  à ceux qui n'ont chez eux ni bibliothèque ni parents pour donner des explications si nécessaire – ou pour payer des cours à Acadomia.



Mais revenons à ces théories prétendument marxistes qui consistent à discréditer la culture pour crime de bourgeoisie : il y avait avant-guerre, et même avant les "Trente Glorieuses", une authentique culture ouvrière, et une non moins authentique culture paysanne (voir les romans de Giono sans chercher plus loin), sur laquelle le maître pouvait s'appuyer pour faire progresser ses élèves vers la "culture savante" : c'est ce qu'a fait Freinet, qui vaut beaucoup mieux que ses thuriféraires. C'est ce qu'a fait M. Germain, l'instituteur de Camus à Alger – Camus qui lui dédia son discours de réception au Nobel. Aujourd'hui où les cultures populaires ont été remplacées par la sous-culture télévisuelle, la loi de la "cité" ou l'intégrisme religieux le plus sommaire, prétendre qu'il ne faut plus faire accéder les  enfants à la « grande » culture sous prétexte que c'est « bourgeois » est carrément une infamie et un crime. C'est d'abord les priver de langage c.à.d. de tout espoir de s'intégrer de quelque manière que ce soit. Que penser d'un agrégé de lettres  (Bégaudeau…)  qui se pâme sur l'inventivité du langage SMS utilisé par ses collégiens dans leurs devoirs ? Bêtise, démagogie, paresse, capitulation : quand on en vient ainsi à théoriser le renoncement à instruire sous des prétextes soi-disant esthétiques, on est vraiment tombé bien bas.

Quant à l'idée selon laquelle l'école doit combattre les inégalités sociales, c'est une généreuse illusion de plus. Le combat contre les inégalités se livre dans le cadre du syndicat, du parti politique, de l'association, du comité de lutte, du comité de grève, dans la manif,  dans la rue. L'inégalité se combat socialement dans d'autres structures que l'école, -- qui peut seulement, et c'est déjà beaucoup,  par les savoirs qu'elle inculque, donner à l'enfant les connaissances universelles et fondées en raison, nécessaires à sa propre construction.



Tout ceci est encore aggravé par les ravages de ce que j'appellerais la psychologie compassionnelle (ou freudisme mal compris) selon laquelle l'instruction porte atteinte aux droits de l'enfant, et qui repose, elle aussi, sur l'idée rousseauiste de l'enfant naturellement bon et que la société pervertit.

Les "militants de l'éducation" – comme s'autoproclame, par exemple, Gabriel Cohn-Bendit, qui doit trouver  que le "pédagogue" cher à Ph. Meirieu fait encore trop ringard – c'est par l'éducation que l'enfant va apprendre à penser par lui-même et non recevoir (s)on opinion d'une opinion étrangère comme disait Condorcet. « Un enfant n'est pas un entonnoir dans lequel on déverse des savoirs », etc., etc. Air connu.

Tout le problème est là. Pour les « militants de l'éducation », les savoirs sont des opinions, et non pas fondés en raison. Voilà pourquoi, selon ces personnes,  instruire est une violence faite à l'enfant. Voilà pourquoi "l'apprenant" doit « construire son savoir » – et nous savons bien que le constructivisme pédagogique est à la base de tout notre système éducatif et de la formation des maîtres dans les IUFM. En revanche, pour ces mêmes personnes, l'éducation n'est pas violente, ça va de soi : cherchez l'erreur et expliquez-moi en quoi formater idéologiquement un  enfant n'est pas une atteinte violente/violeuse à sa personnalité profonde...

 

-          L'instruction est une violence faite à l'enfant, vous exagérez.

Ce n'est pas moi qui exagère, hélas. Le savoir est à présent sommé de « faire sens », comme s'il n'était pas, précisément, ce qui est porteur de sens, ce qui donne du sens. Dans cet esprit, sous le règne de Claude Allègre, socialiste, le questionnaire Meirieu, socialiste,  avait pris soin d'interroger les élèves sur leurs préférences quant à « l'utilité » des enseignements dispensés au lycée, ce qui avait permis  à certains de répondre, la main sur le cœur,  qu'il valait mieux étudier la cuisine ou la mécanique auto que les mathématiques ou la littérature… Notez bien que le même Meirieu, que rien ne fait douter, explique sans frémir qu'il vaut mieux connaître la différence entre le civil et le pénal qu'une troisième langue vivante. Bref, tout ce qui est connaissance « gratuite », culture en somme, est rejeté du côté de l'opinion.

 L'instruction est donc présentée par les tenants de la pédagogie officielle comme une oppression, quelque chose que l'on impose à l'enfant, qui, ipso facto, se  retrouve dans la peau d'une victime des adultes et du système éducatif, opprimé par d'infâmes enseignants acharnés à broyer sa spontanéité profonde en lui bourrant le crâne avec des « savoirs savants » (horrible expression… comme s'il y avait des savoirs non savants…quoique… les sciences de l'éducation, peut-être ?).

J'exagère, dites-vous. Bien. Je laisse donc la parole à un nommé Philippe Perrenoud, dans un des derniers numéros d'Animation et éducation (OCCE), -- il n'y a pas "instruction" dans le titre, ça va de soi… -- gazette traînant dans toutes les bonnes salles des profs. Extrait de Les sciences de l'éducation face aux interrogations du public, Genève 1995, cahiers de la section des sciences de l'éducation. Vous voyez, c'est du sérieux – et même du brutal. Il s'agit donc des "droits imprescriptibles de l'élève".

* Le droit de ne pas être constamment attentif
* le droit à son for intérieur
* le droit de n'apprendre que ce qui a du sens
* le droit de ne pas obéir six à huit heures par jour
* le droit de bouger
* le droit de ne pas tenir toutes ses promesses
* le droit de ne pas aimer l'école et de le dire
* le droit de choisir avec qui l'on veut travailler
* le droit de ne pas coopérer à son propre procès
* le droit d'exister comme personne.

On ne saurait mieux dire à quel point l'élève est une victime : obligé d'être " constamment attentif" et à " obéir six à huit heures par jour", contraint à ne pas " bouger", dans l'impossibilité de "choisir avec qui (il)  veut travailler", il est interdit d'expression ("le droit à son for intérieur"), et contraint à faire semblant d'aimer l'école ("le droit de ne pas aimer l'école et de le dire"). Mais que fait donc la DDASS ?

C'est dire à quel point la situation d'élève, littéralement colonisé par les adultes et le système scolaire,  est une des déclinaisons de l'esclavage. Les savoirs ne sont que du bourrage de mou, puisque ce malheureux apprenant  revendique " le droit de n'apprendre que ce qui a du sens" -- au nom de quoi déciderait-il de ce qui a ou non du sens, mystère --. Bref, on est chez  Pinochet, contraint de "coopérer à son propre procès" -- là c'est carrément Kafka, ou Arthur London --, comme si l'École était un tribunal, et finalement nié en tant que personne ("le droit d'exister comme personne"). Bien sûr, l'enfant a aussi le droit de ne pas travailler, élégamment reformulé sous l'euphémistique "droit de ne pas tenir toutes ses promesses". L'astuce, c'est de défendre des droits naturels ("for intérieur") ou les goûts subjectifs  ("ne pas aimer") avec de la démagogie ("choisir avec qui on veut travailler", en clair choisir son professeur --  et  pourquoi pas l'élire tant qu'on y est ?). Vieille technique pour forcer l'adhésion des jeunes nigauds! Toujours est-il qu'il  y a eu des gens pour penser cela, pour l'écrire, et d'autres pour trouver cette lamentable charte assez valable pour la reproduire dans une revue professionnelle.



Bref, récapitulons : pour les pédagogistes qui nous gouvernent, le savoir est une violence, et l'école qui instruit, un système opprimant l'élève, qui est une personne naturellement bonne, en l'empêchant de s'exprimer et de s'épanouir. Bref, instruire un enfant, ce n'est pas le respecter.

Le savoir n'est plus émancipateur. Il nous faudrait, réactionnaires que nous sommes,  faire le deuil d'une école conçue comme un lieu d'engagement à la réflexion qui permette véritablement comme fin première l'établissement d'un mode de pensée rationnel, critique et autonome. Tout ceci, nous chantent les éducateurs et les pédagogues, est une mystification qui ne fonctionne plus. L'École de Jules Ferry est morte, comme disait le regrettable Allègre. À la place de l'élève, cet esclave passif gavé de connaissances prétendument fossilisées, on va avoir un "apprenant" qui construit ses savoirs, et – c'est la même chose --, un sujet politique citoyen,  pour ne pas dire "citoyennisé".

C'est là que nous touchons du doigt le tour de passe-passe idéologique qui nous fait passer la réforme actuelle – et toutes celles qui l'ont précédée depuis une bonne quarantaine d'années -- pour quelque chose de progressiste, et ceux qui s'y opposent pour d'affreux réacs, des fachos, des Marine Le Pen : quel parent d'élève, quel enseignant, quel lycéen, ne rêverait pas d'être un sujet actif, engagé dans une démarche de création de sa propre liberté ? Mais, sous un vernis libertaire, c'est une « arnaque » totale. Le citoyen que l'on veut former, ce n'est plus l'homme prêt à se révolter contre l'injustice, le système, les institutions, au nom d'un idéal généreux, universaliste et altruiste : c'est un brave petit soldat au comportement normalisé, bref un « crétin » de la plus belle eau, comme l'écrit JPB.

FGuichard



17/04/2007
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