Le Tirailleur Républicain

Jonathan Littell en Géorgie, 2ème Partie

 

"LA RUSSIE NE TRAHIT JAMAIS SES AMIS ! "

 

Le problème, d'après les journalistes qui connaissaient Tskhinvali avant la guerre, est que ce quartier avait déjà été bombardé en 1991, et très peu reconstruit ; et il est difficile, lors d'une visite si rapide, de distinguer les destructions anciennes des récentes, ou celles attribuables aux bombardements géorgiens du 7 et du 8 août de celles causées par les Russes lors de leur contre-offensive du 9 et du 10 ; les résidents ne sont d'aucun secours, car toute question un peu précise provoque des réactions exacerbées, hystériques, comme si elle mettait en doute la réalité du " génocide " qu'ils sont tous convaincus d'avoir subi : " Les Géorgiens nous auraient tous tués, tous. Grâce à Dieu la Russie nous a sauvés ", vitupère Fatima Tadtaeva, une actrice habitant dans ce quartier, avant de m'expliquer que son cousin Fedel Tadtaev a été tué avec sa femme et ses trois enfants par un blindé géorgien en tentant de fuir la ville en voiture. " Vous venez au meeting, j'espère ? ", dit-elle en nous quittant assez abruptement.

 

Ce " meeting ", une manifestation politique sur la place centrale, avec des discours du dirigeant ossète Kokoïty et d'autres membres de son gouvernement, est un des prétextes majeurs de notre visite. J'écoute les discours distraitement, Kokoïty conspue les Géorgiens – " Si avant le 7 août il existait une possibilité, aussi mince soit-elle, de négociations, aujourd'hui cette possibilité est définitivement close ! " –, et préfère me promener à travers la foule, des civils en bon ordre munis de drapeaux et de banderoles, des groupes de miliciens ossètes, beaucoup en uniformes géorgiens, du camouflage de désert venu d'Irak, incongru ici.

 

De l'autre côté de l'estrade, je tombe sur un groupe de journalistes russes, amenés de Vladikavkaz, la capitale de l'Ossétie du Nord ; plus gâtés que nous, ils ont droit à des autobus et, mieux encore, un repas chaud, de la kacha avec de la viande servie par une cuisine de campagne, sur laquelle je me rue promptement. Le meeting continue, Anatoly Barankevitch, un militaire de carrière russe " détaché " comme secrétaire du conseil de sécurité sud-ossète, tonitrue avec conviction que " la Russie ne trahit jamais ses amis ! ", Sacha court déjà dans tous les sens en criant pour réunir " ses " journalistes ; les " nouveaux ", ceux qui sont en ex-URSS pour la première fois, sont éberlués par le spectacle, voire offusqués ; pour les connaisseurs de la région, c'est plutôt drôle, on commente ensemble les détails en rigolant.

 

Le tour continue par la base des Forces de maintien de la paix, Mirotvortcheskie sily ou MS en russe, au sud-ouest de la ville, ravagée lors de l'offensive géorgienne. Debout devant un immeuble pilonné et calciné, contre lequel sont posées des couronnes de fleurs rouges avec des rubans, le colonel Igor Konatchenkov, qui dirige notre convoi, nous parle des pertes subies par les MS, quinze morts et presque 150 blessés, la plupart, laisse-t-il entendre, tués traîtreusement dans leur sommeil par un bombardement surprise. Pour lui, la préméditation géorgienne ne fait aucun doute : " Ça fait une demi-année que nous, les MS, on prévient que les Géorgiens se préparent à la guerre : ils faisaient venir des hommes, accumulaient armes et munitions. C'était évident qu'ils préparaient une offensive. "

 

Tandis que la plupart des journalistes photographient les ruines, ou se font pourchasser par un Sacha de plus en plus enragé, je me dirige vers le fond de la base, où des soldats réparent quelques blindés ou se reposent devant des bâtiments un peu moins détruits. Un groupe m'invite à partager l'apéritif, de la tchatcha (une eau-de-vie locale titrant dans les 60°) et de la kompot, du jus de fruits marinés coupé avec de l'eau, et me raconte en détail la bataille de la base. Ce sont des soldats professionnels, embauchés pour un an à 770 euros par mois ; en réalité, ils étaient tous en état d'alerte depuis le début de l'offensive géorgienne sur la ville, la nuit du 7, et leurs premières pertes ont eu lieu le 8 au matin, quand leurs adversaires ont commencé l'assaut de la base par des tirs d'artillerie. Une partie de la base est tombée, forçant une évacuation partielle à pied ; les ruines n'ont été reprises que lors de la grosse contre-offensive du 10.

 

Les Géorgiens ne nient pas avoir attaqué les MS : la base protégeait de l'artillerie ossète qui leur tirait dessus, affirment-ils, ils n'avaient d'autre choix que de riposter. Mais ils minimisent les bombardements sur la ville, affirmant, contre toute évidence, n'avoir visé que des cibles militaires ; de retour à Tbilissi, le soir, je découvre dans le hall du Marriott une grande photo aérienne de Tskhinvali, affichée par Patrick Worms, où sont indiquées seulement six zones frappées par l'artillerie géorgienne (avec force justifications dans chaque cas). Or sur la route, près de Tkviavi – Lomaïa, l'avant-veille, s'était bien gardé de nous signaler ceci –, Sacha nous avait montré une position d'artillerie géorgienne, d'où ils avaient tiré des fusées Grad ; ces roquettes de 122 mm, lancées en salves, sont notoirement imprécises, et leur utilisation contre une ville emplie de civils ne peut être qualifiée, en termes de droit, que de bombardement indiscriminé. Sur le site, les caisses vides des roquettes, aux marquages slovaques, s'entassent en grandes piles abandonnées, et j'en compte environ 540 ; Konatchenkov m'affirme qu'il y a cinq autres sites semblables, mais on ne nous les montrera pas. Les Géorgiens, bien sûr, affirment n'avoir utilisé les Grad que contre les blindés russes au niveau du village de Java, et s'être servis d'armes plus précises lors du bombardement de Tskhinvali, comme des canons autoportés slovaques Dana, de 152 mm : encore une information impossible à vérifier.

 

Le clou de ce Magical Mystery Tour est le concert de musique classique donné le soir, devant le bâtiment en ruines du Parlement local, par Valery Guerguiev et l'orchestre du Théâtre Marinsky de Saint-Pétersbourg. Cela faisait des années que les Géorgiens tentaient sans succès d'inviter Guerguiev, un Ossète du Nord grand ami de Poutine, à Tbilissi pour un concert de " réconciliation " ; à Tskhinvali, entouré d'enfants, il présentera son concert, retransmis en direct à la télévision russe, par un discours en russe et en anglais sur le " génocide " perpétré par des Géorgiens comparés aux terroristes du 11-Septembre, n'hésitant pas, alors que déjà le parquet ossète ne parlait plus que de 133 morts civils, à reprendre à son compte le chiffre initial de 2 000 victimes.

 

Juste avant de passer les détecteurs de métaux donnant accès à l'enceinte du concert, une envie d'uriner me prend et je m'éloigne, au milieu des combattants ossètes massés là, à la recherche de toilettes. Trois femmes, sur le perron d'un bâtiment, m'indiquent l'étage ; sans me rendre compte tout de suite qu'il s'agit là du ministère de l'intérieur, je monte sans que personne ne me demande quoi que ce soit ; un officier en uniforme s'enferme dans les cabinets juste devant moi, et, patientant, je regarde par la fenêtre : juste en dessous, dans une cour aménagée en grande cage, sont entassés une quarantaine ou une cinquantaine de civils, de toute évidence géorgiens, la plupart visiblement âgés.

 

Je prends rapidement quelques clichés avec mon portable, dont un qui laisse voir les drapeaux et les lumières du concert en arrière-plan : ces otages écouteront la musique avec nous. " Ici, il n'y a pas de bonnes conditions ", s'excuse l'officier en sortant ; il doit parler des chiottes. Le concert lui-même est un sublime exercice de pure propagande soviétique : une foule savamment composée de vieillards et d'enfants portant bougies ou portraits de leurs morts, de militaires agitant mollement des drapeaux neufs et de journalistes ; la retransmission en direct alternera les images de l'orchestre avec des plans de visages en larmes et des images des ruines de la ville.

 



Tout jusqu'au programme a été soigneusement calculé : pour commencer, le second mouvement de la 5e symphonie de Tchaïkovski, triste et mélancolique ; puis un morceau à tambours cadencés de la 7e symphonie de Chostakovitch, rédigé en 1943 durant le siège de Leningrad, martial, vigoureux, intraitable. Sacha, hélas, ne nous laissera pas écouter la fin : " Time to go ! Time to go ! "

 

Ce qui m'aura le plus surpris, durant ce séjour, aura été l'armée russe. Celle que j'avais connue en 1996 en Tchétchénie était surtout composée d'appelés, presque des gamins, affamés et terrorisés, et celle de 1999-2000, de soudards enivrés, brutaux, corrompus, les kontraktniki recrutés parmi la lie de la société russe, que leur hiérarchie laissait libres de se servir sur le dos de la bête, du moment que le sale boulot était fait. L'unique officier russe honnête et décent que j'avais rencontré à cette époque avait fini assassiné par ses propres hommes, dont il gênait les trafics. Les soldats russes déployés en Géorgie forment un contraste frappant : disciplinés, relativement polis, professionnels, sûrs d'eux-mêmes.

 

Dans un des villages visités avec Lomaïa, j'avais abordé le sous-officier commandant l'escorte russe, un homme de la fameuse 76e division aéroportée de Pskov, une unité d'élite, pour lui offrir une cigarette, qu'il refusa tranquillement. " Comment ça ? Un soldat qui ne fume pas, je n'ai jamais vu ça ", je rigole. Imperturbable, kalachnikov en travers des bras, il répond : " Maintenant, c'est à la mode de ne pas fumer, de faire du sport. Vous comprenez, avec le raspad, la chute de l'URSS, tout le monde s'est mis à boire et à fumer, à se laisser aller. Mais maintenant que la Russie se redresse, les gens se contrôlent mieux. " Les soldats ordinaires postés dans et autour de Gori montrent une assurance, une possession de soi comparable.

 

Le premier matin à Gori, avant le départ avec Lomaïa, je vais discuter avec ceux gardant le pont central de la ville, des gars de la 42e division basée à Chali, en Tchétchénie, pour leur poser la question qui tracasse tout le monde, ici, celle de leur départ promis par Medvedev. " On dit que les vôtres vont nous remplacer, me demande leur lieutenant en s'approchant rapidement, avant même que je puisse lui parler. Vous êtes au courant ? Vous savez quelque chose ? Vous savez si on part ? " Déçu par ma réponse négative, il se détourne et reprend son travail, nerveux et abrupt mais efficace, ordonnant à ses hommes de ranger leurs affaires, de prendre leurs positions, de déplacer un blindé. " On en a marre, on veut rentrer ", ajoute Oleg, un soldat natif de l'Altaï. Aucun de ces hommes ne se sent comme un occupant, et beaucoup accueillent avec scepticisme la version officielle de leurs chefs, surtout les soldats musulmans, dont beaucoup sont natifs du Caucase du Nord.

 

Le checkpoint à Igoeti est commandé par un jeune lieutenant ingouche, Musa ; lui est stationné à Khankala, près de Grozny, la capitale de la Tchétchénie, une base gigantesque dont les soldats ne sortent jamais, laissant le sale boulot aux hommes du président tchétchène Ramzan Kadyrov, avec qui ils entretiennent visiblement des relations tendues. J'interroge Musa sur le fait qu'ils viennent en Géorgie en soutien des Ossètes – en 1992, une brève mais violente guerre avait opposé Ingouches et Ossètes du Nord, soutenus par Moscou, et les cicatrices de ce conflit restent vives en Ingouchie – et il finit par se confier un peu : " Quand j'ai reçu l'ordre de partir, j'ai appelé des copains pour leur dire : Je vais à la guerre. Et ils m'ont demandé si j'allais défendre les Ossètes ou les Géorgiens. Les Ossètes , j'ai dit. Ils m'ont dit : T'es qu'un dourak, un connard. J'ai dit : C'est pas ma faute, les ordres sont les ordres , ils ont dit : C'est pareil, t'es un connard, tu sais bien ce qu'ils nous ont fait, t'as pas à les défendre. "

 

Même les forces spéciales tchétchènes du renseignement militaire, pourtant accusées de nombreuses exactions en Tchétchénie, cherchent ici à se présenter de manière correcte. Un soir, près de la statue de Staline à Gori, je vois six militaires, la plupart barbus, dans des uniformes dépareillés mais bien armés, sortir d'un minivan pour apostropher des locaux : " On est basés à la pisciculture, là-bas à la sortie de la ville, et les poissons sont en train de mourir. Vous avez pas un spécialiste qui peut venir ? Il faut les nourrir, ils meurent, ça fait trois jours qu'on les nourrit mais on n'a plus rien, venez, d'accord ? Zhalko za ribu, c'est dommage pour le poisson, c'est du beau poisson, il faut les nourrir. " Et quand un des Géorgiens répond : " D'accord, on viendra demain, mais on vous trouve comment ? – Demandez le bataillon Zapad, tout le monde nous connaît. "

 

GUERRE DES NERFS

 

Leur commandant, le général Vyatcheslav Nikolaevitch Borisov, est quant à lui un officier de la vieille école. Gras, rougeaud, débraillé, le visage congestionné par l'alcool, le verbe gras et brutal, c'est en fait un officier extrêmement haut gradé, le numéro 2 des Forces aéroportées russes (VDV), détaché en Géorgie avec ses paras spécialement pour cette opération. La coordination entre Borisov et le général Marat Koulakhmetov, qui commande, lui, les MS stationnées en Ossétie du Sud, est difficile à démêler ; il semblerait qu'ils opèrent en parallèle, et rendent tous deux compte au général Sergueï Makarov, chef d'état-major du SKVO et apparemment un des plus hauts responsables opérationnels de l'invasion de la Géorgie. Borisov, qui cache bien une roublardise profonde, joue habilement sur ces confusions dans les négociations avec les Géorgiens sur un éventuel retrait de Gori. " Il n'arrête pas de me dire : Je ne prends pas les décisions, j'ai beaucoup de supérieurs. Je suis prêt à bouger, mais je n'ai pas d'ordres , m'explique un matin Kakha Lomaïa. C'est un jeu. Il y a de la confusion, mais ils utilisent cette confusion pour faire traîner les choses. "

 

En cette deuxième semaine du conflit, c'est en effet la guerre des nerfs. Depuis l'accord négocié par Nicolas Sarkozy, les forces russes sont censées se retirer " sur leurs positions antérieures ", tout au moins quitter le territoire proprement géorgien. Or les checkpoints russes continuent à fermer la trassa, l'autoroute Tbilissi-Gori-Poti qui relie les deux extrémités du pays, à étouffer le trafic local et le commerce et à bloquer journalistes, humanitaires et même hauts diplomates occidentaux ; le week-end précédent, les russes ont de plus dynamité un pont de la voie ferrée principale du pays, coupant ainsi tout commerce ferroviaire non seulement avec Tbilissi mais aussi avec l'Arménie et l'Azerbaïdjan.

 

Ils contrôlent enfin toute la zone des villages au nord de Gori que nous avons visités le mardi 19, et visiblement ne font rien pour empêcher les exactions des miliciens ossètes, tout en interdisant aux Géorgiens de protéger les civils menacés. Ils pillent aussi systématiquement les installations qu'ils occupent, jusqu'aux toilettes et aux éviers : " Pour Borisov, le pillage, c'est la loi de la guerre ", constate Lomaïa. Il redoute les effets économiques du blocus russe ; non seulement le pays est coupé en deux, mais les Russes contrôlent aussi Poti, seul port majeur du pays par lequel passe tout son commerce international ainsi qu'une partie des exportations de pétrole de Bakou.

 

L'Arménie, elle, dont quasiment toutes les importations transitent par la Géorgie, est au bord de l'asphyxie ; un geste de bonne volonté exceptionnel des Turcs, qui ont ouvert la frontière turco-arménienne, n'aide qu'en partie la situation, et tous les soirs Lomaïa briefe au téléphone son homologue arménien, Arthur Baghdassarian : " Oui, monsieur Baghdassarian, bonsoir… Non, rien n'a changé, ils ne bougent pas… oui, nous sommes très inquiets aussi. Le pont ? On y travaille. Ils nous étouffent aussi, le port de Poti est plein, plus rien ne bouge. Oui, oui, je vous tiens au courant. Bonsoir, monsieur Baghdassarian. A demain. "

 

La situation est extrêmement fluide. Le mercredi 20, Lomaïa tente de retourner visiter les villages au nord de Gori, avec un nouveau convoi d'aide et quelques journalistes ; au premier checkpoint, l'officier en faction, qui la veille avait obéi sans broncher aux paras de Borisov, refuse catégoriquement de nous laisser passer. " Je ne dépends pas de Borisov, affirme-t-il à Lomaïa. Sa zone se termine là-bas (il indique la direction de Gori). Moi, je dépends de Koulakhmetov qui contrôle toute cette zone, maintenant. Et la question à votre sujet n'est pas réglée. " Interrogé au téléphone dans la journée, Borisov confirme à Lomaïa qu'il ne commande plus. " C'est un très mauvais signe, commente Lomaïa, abattu. Je suis très déprimé. Hier, j'étais optimiste, mais aujourd'hui je suis déprimé. "

 

Le soir, vers 17 heures, tous les checkpoints russes en ville plient bagage et disparaissent, très rapidement, sans prévenir. A l'administration, les officiels géorgiens confèrent, nerveux. Lomaïa a peur que des pillards ossètes profitent d'un vide d'autorité pour investir Gori. " Et votre police ? je lui demande. – Je ne sais pas quoi faire. Depuis hier, à Moscou, les Russes n'arrêtent pas de répéter qu'on va se livrer à des provocations lors de leur retrait. J'ai peur que ce soit un piège. " Il lui est difficile de parler ouvertement avec Tbilissi : les communications ne sont pas sécurisées, les Russes écoutent tout. " Et vous, Jonathan ? m'interpelle-t-il tout à coup sur les marches de l'administration. Que me conseillez-vous de faire ? " J'hésite : " Je ne sais pas… Si vraiment vous craignez pour la sécurité de la ville, ça serait bien de faire venir votre police. Vous ne pouvez pas appeler Borisov et lui demander s'il est d'accord ? " Il écoute sans rien dire, puis disparaît dans le bâtiment.

 

Devant, entre les marches et le dos de la statue de Staline, traînent une douzaine d'hommes désœuvrés, dont Vladimir Vardzelachvili, le jeune gouverneur de la région de Gori, un ancien footballeur très élégant dans une chemise de soie rose à boutons de manchettes dorés. Vers 19 h 30, un homme arrive en voiture et lui apporte un gros appareil photo. Lado, comme tout le monde l'appelle, me montre l'écran de l'appareil : " Regarde. " C'est une photo de la nouvelle base militaire à l'ouest de la ville, occupée intacte par les forces de Borisov lors de la prise de Gori, et depuis pillée de manière systématique par les occupants. " Regarde. " Il zoome sur la photo, sur la porte d'un des bâtiments vert pistache de la base. " Là. " Au milieu de la porte vitrée, on aperçoit effectivement une tache blanche, floue, sur les autres portes aussi. " Ils ont miné la base. Ils partent, et ils vont tout faire sauter. "

 

Depuis des jours, Lomaïa négocie avec Borisov pour qu'il épargne la base, faisant valoir qu'ils auront besoin des baraquements pour reloger des réfugiés ; mais Moscou a juré de détruire l'infrastructure militaire géorgienne, et Borisov est peu rassurant. Lomaïa part sur la trassa inspecter les checkpoints, et je l'accompagne : tous les postes ont disparu, on croise un grand convoi d'une soixantaine de camions et de blindés russes, chargés de meubles pillés, garés sur le bord de la route. De retour à Gori, la nuit tombe, il y a beaucoup de vent et le temps est lourd ; Lado, le gouverneur, est assis sur les marches, entouré d'hommes qui fument et discutent.

 

Un peu plus tard, il rejoint Lomaïa et d'autres officiels pour une réunion dans son bureau, meublé de canapés en cuir noir Ikea flambant neufs et d'une télévision à écran plat, et décoré avec une grande carte de la région, de nombreuses icônes et des fausses armes exotiques, un sabre de samouraï, un pistolet xixe, une massue médiévale. La réunion traîne sur les questions d'approvisionnement de la ville, de rétablissement des lignes de bus avec les villages voisins si effectivement le retrait se confirme.

 

Vers 21 h 30, on entend un grondement sur la place et tout le monde, officiels, journalistes, gardes du corps, se rue aux fenêtres : une colonne de BMP, des blindés légers russes, passe devant le bâtiment, puis d'autres encore. Lomaïa, sombre, tendu, envoie des hommes se renseigner : les checkpoints ont tous été remis en place, ce sont de nouveaux soldats, avec un nouveau commandant. Il secoue la tête : " Ils jouent au chat et à la souris avec nous. " Un peu plus tard, on se retrouve sur les marches. Vardzelachvili nous raconte que, dans l'après-midi, Borisov l'a appelé : " Pourquoi vous n'amenez pas votre police ? , il m'a demandé. Gdye vacha politsia ? Amenez votre police. " Lomaïa, avec un demi-sourire, me prend à partie : " Vous voyez, Jonathan, vous m'avez mal conseillé. Maintenant je suis sûr que c'était une provocation. Si nous avions amené notre police ils les auraient tous arrêtés. " Comme il faut bien manger, Vardzelachvili amène les quelques journalistes restés en ville chez lui, dans un appartement entièrement lambrissé, très kitsch, qu'il loue depuis qu'il a été catapulté gouverneur ici ; le repas est frustre, saucisses, kacha, patates, tomates, pain, mais à la fin il sort une bouteille de cognac français : " J'en ai une collection de deux cents différentes ", se vante-t-il tandis qu'on boit en fumant. Il parle de Staline, que vénèrent encore beaucoup d'habitants de la ville : " Je ne comprends pas cette obsession qu'ils ont. Si ça ne tenait qu'à moi, je raserais la statue. Je déteste Staline. C'est à cause de lui qu'on est dans cette merde, c'est lui qui a fait ça, l'Abkhazie, l'Ossétie… En 1952 il a donné Sotchi à la Russie, etc. "

 

Le thème de Staline reviendra de manière incongrue vers minuit. Nous venions d'accompagner Lomaïa et ses gardes du corps pour une " patrouille " de la ville désertée ; de retour sur la place, tandis que Lomaïa continue ses rondes, on attend avec Vardzelachvili qu'un de ses collègues nous fasse ouvrir un hôtel pour la nuit. Tandis qu'on patiente, sous une pluie légère, deux Russes ivres déboulent dans une jeep. " On a perdu notre chemin, braillent-ils. Vous pouvez nous indiquer la route de Tskhinvali ? "

 

Une conversation étrange se noue entre eux et Vardzelachvili. " Qu'est-ce que vous faites ici à cette heure ? demande un des Russes, un brin agressif. – On garde la ville, répond doucement Lado. – De quoi ? Elle est intacte, regardez. Voilà votre Staline, il est debout. – Celui-là est impossible à détruire. – C'est lui qui a sauvé votre ville. Vous devriez le remercier. " Il se met de plus en plus en colère : " Vous avez vu Tskhinvali ? 1 500 femmes mortes ! " Lado ne réagit pas, il envoie un de ses hommes guider les Russes. Le lendemain, on se réveille dans l'hôtel décrépit au bruit d'une pluie fine.

 

À GORI, IL VAUT MIEUX NE PAS LAISSER PASSER UNE OPPORTUNITÉ DE GRIGNOTER QUELQUE CHOSE

 

L'air est frais, on entend un grattement étrange : dans la rue, un employé municipal nettoie consciencieusement le bord des plates-bandes, poussant une bassine avec sa pelle. Lomaïa, qui doit rencontrer des officiels sud-ossètes pour discuter des otages civils, a accepté de m'emmener avec lui. La veille, suite à un échange de prisonniers militaires effectué sous l'égide d'Eric Fournier, l'ambassadeur français, les Géorgiens ont rendu aux Russes deux cadavres de soldats, dont un pilote abattu ; aujourd'hui, ils espèrent que les Ossètes amèneront des civils. La réunion est censée avoir lieu dans un restaurant situé sur une hauteur en dehors de la ville ; tandis que Lomaïa, encadré par ses quatre gardes du corps, passe des coups de téléphone, je vais mendier une pomme et du pain à la cuisine : à Gori, ces jours-ci, il vaut mieux ne pas laisser passer une opportunité de grignoter quelque chose. Mais la réunion est reportée à plus tard et on rentre en ville. Elle aura enfin lieu en début d'après-midi, à l'hôpital militaire.

 

Borisov arrive dans la cour avec quelques soldats d'escorte, un autre général des Troupes aéroportées et un certain Sanakoev, qui se présente comme le " conseiller pour les droits de l'homme " du président Kokoïty. Sanakoev est venu avec deux autocars jaunes remplis de civils géorgiens, des femmes, des hommes âgés et des enfants. Tout le monde se serre la main avant de monter vers une salle de réunion. La délégation géorgienne est composée de Lomaïa, d'un vice-ministre de la défense, et de Guivi Targamadze, chef de la commission parlementaire pour la sécurité et la défense, un proche de Saakachvili. Assis derrière le dos large de Targamadze, je suis le seul non-officiel dans la pièce, et aussi la seule personne qui n'est pas présentée ; durant toute la réunion, le second général ne cessera de me regarder de travers, me prenant sans doute pour un conseiller américain. Le ton est poli, formel, les interlocuteurs se donnent du David Gueorguevitch, du Vyatcheslav Nikolaevitch ; Kakha, je l'apprends ainsi, est un Aleksandr Borisovitch.

 

Borisov, assis au milieu, dirige la réunion ; il intervient peu, mais toujours de manière brève et décisive, assez adroitement chaque fois que les négociations menacent de s'enliser. Sanakoev, avant de libérer le reste des otages civils, tels ceux que j'avais aperçus en cage à Tskhinvali, demande que les Géorgiens relâchent non seulement des miliciens capturés lors des combats, comme ils sont prêts à le faire, mais aussi une vingtaine de criminels ossètes emprisonnés en Géorgie depuis des années. Targamadze grogne, ça discute, Sanakoev, gêné, explique : " Je ne veux pas politiser la situation… mais comprenez, si je rentre les mains vides, ça sera difficile de continuer ce processus. – Seul le président peut décider ceci ", lui oppose Targamadze ; ces criminels ont été jugés et condamnés, ils ne peuvent pas être relâchés comme ça. Enfin, Borisov tranche : " Ladno. On ne va pas pinailler pour quelques voleurs de voitures. Faites une liste A et une liste B, rendez-leur les voleurs et les junkies, et gardez les autres. Comme ça tout le monde sera content. "

 

Puis la discussion passe à la question du retrait russe : Borisov confirme qu'ils vont se retirer de Gori, et dessine rapidement pour Lomaïa une carte approximative du futur déploiement dit " de sécurité " : une ligne extérieure de huit postes, en arc de cercle, à 10-15 km de la frontière ossète. (Au moment où j'écris, ces postes sont toujours en place, y compris celui situé en bordure de la trassa ; si Medvedev tient sa parole donnée à Sarkozy, ils devront être définitivement retirés d'ici au 10 octobre.) Lomaïa demande alors à Borisov d'expliquer les événements de la veille, ce retrait inexpliqué de quelques heures, puis le retour des postes. Le général glousse, un ricanement gras et bref : " Akh, c'était rien. Le général qui m'a remplacé, celui de la 42e division, c'est un jeune, il comprend rien. On lui a dit d'enlever un blokpost pour laisser passer un convoi et il s'est planté, il les a tous retirés. Makarov était furax, il la lui a plantée là (il fait un geste obscène), et voilà, on les a remis. C'est tout. " Vrai ? Tout de suite après la réunion, il expliquera à un journaliste de Gori que c'étaient les Géorgiens qui lui avaient demandé de remettre les postes en place : " Ils m'ont dit qu'ils ne pouvaient pas s'organiser pour mettre en place la sécurité. "

 

Le lendemain, vendredi 22, date du retrait promis par Medvedev, le jeu continue. Aux checkpoints sur la trassa, les journalistes bavardent avec les soldats et attendent. Personne ne peut passer, mais je croise Vardzelachvili qui rentre à Gori et il me prend avec lui. On passera l'après-midi à tourner en rond, dans l'hésitation et l'indécision. Lomaïa est à Tbilissi ; à l'hôpital, le vice-ministre de la veille procède à un autre échange avec Sanakoev, encore un car de civils contre cinq miliciens ossètes, dont un, qui a visiblement passé un sale moment dans les prisons géorgiennes, doit être hospitalisé dès qu'il est relâché ; un autre est accueilli par sa femme, qui lui caresse longuement la main tandis qu'il regarde dans le vide ; impossible de leur poser des questions, un accompagnateur repousse les journalistes.

 

Avec une collègue, on tente de convaincre Sanakoev de nous amener avec lui à Tskhinvali : " Vous vous plaignez toujours que les médias occidentaux ne sont pas impartiaux, mais vous nous refusez l'accès ! Comment voulez-vous qu'on puisse écrire objectivement si on n'a accès qu'à un seul côté ? – C'est vrai, c'est vrai, mais je dois demander, je ne peux pas décider, appelez-moi. " Finalement, c'est assis dans le coffre d'une voiture pleine de photojournalistes américains, sillonnant la trassa, que j'assisterai au départ des dernières colonnes russes et à l'arrivée dans Gori des premiers pick-up de police, qui font un grand tour triomphal des rues vides avant de se disperser à travers la ville.

 

Les positions russes sont abandonnées. Lomaïa arrive à la tombée de la nuit et donne immédiatement une conférence de presse improvisée : le dernier checkpoint se repliera dans une heure, puis la police prendra le plein contrôle de la ville. Une énorme explosion résonne au loin, du côté de la nouvelle base, et je file voir avec Lomaïa : les Russes, après avoir évacué la base, ont fait sauter un dépôt de munitions. Tandis qu'on le regarde brûler dans le noir, une deuxième détonation colossale nous prend par surprise ; ses gardes du corps se ruent sur Lomaïa, qui, furieux, les secoue et les frappe pour les repousser. On observe encore les incendies, des détonations secondaires continuent à crépiter, un cameraman filme. Plus tard, je me retrouve à l'hôpital militaire avec Lomaïa, qui doit me ramener avec ma collègue à Tbilissi.

 

On discute politique, il me demande mon avis sur les chances de la Géorgie d'accéder à l'OTAN, après tous ces événements, et je lui relaie l'opinion d'un diplomate européen : " Ce qu'ils se demandent, à l'OTAN, c'est comment on peut faire confiance à un pays qui déclenche une guerre sans prévenir ses alliés. Les chancelleries se méfient de vous. Et puis aussi, je peux vous le dire, beaucoup de gens, en Occident, pensent que votre président est fou, qu'on ne peut pas lui faire confiance. " Alors qu'il écoutait distraitement, il sursaute : " Fou ? Qui est fou ? – Eh bien… il y a des gens qui disent que Micha est fou. – Micha ? Le président ? Fou ? " Piqué au vif, visiblement choqué, il me quitte brusquement et disparaît dans l'hôpital. Une demi-heure plus tard, il ressort et presque sans un mot nous embarque dans son 4 ¥ 4.

 

Sur la trassa, les phares du véhicule trouent le noir, Lomaïa passe son coup de fil du soir à Baghdassarian, appelle des Géorgiens, puis un long silence s'installe. Tout à coup, il se retourne vers moi : " Vous savez, Jonathan, commence-t-il doucement, je pense depuis tout à l'heure à ce que vous avez dit. Je comprends bien que Micha puisse inquiéter les gens. Objectivement, je peux dire, il n'est pas… une personne tout à fait équilibrée (il fait un geste de balance, des deux mains ; ma collègue et moi écoutons, muets). Il est… imprévisible, très émotionnel. Et ce ne sont pas les qualités que personnellement j'apprécie le plus chez lui. Mais… vous devez comprendre, parfois il faut quelqu'un qui puisse… juste faire, faire des choses que personne d'autre ne ferait. Ou faire les mêmes choses mais d'une façon nouvelle. Et ça Micha, il l'a fait. Tout le monde pense qu'on est fou de nous être opposés à ce grand, puissant pays, la Russie. Que ce petit pays n'a pas le droit de se confronter à un pays si vaste et si dangereux. Et nous sommes à un tel moment, où toute la situation internationale est en train de changer. Cette situation où l'Amérique était la seule puissance unipolaire change, pour beaucoup de raisons, les erreurs de l'Amérique, le pétrole et le gaz, tout ça, et maintenant la Russie et les autres pays sentent que c'est leur moment de redéfinir la situation, l'environnement international. Et nous… on a perdu tant de vies, on a sacrifié tant de vies, peut-être pour que le reste du monde se rende compte de cela, de ce qu'est la Russie, pour qu'il commence enfin à réagir à cette nouvelle situation de la bonne manière. "

 

Sa voix prend un ton de plus en plus ému, fervent ; même si je n'accepte pas sa façon de présenter les choses, son récit, je reconnais qu'il vient du fond du cœur, que lui y croit vraiment, que ce n'est pas du " spin " mais sa vérité à lui, celle dans laquelle il vit. " La Géorgie s'est sacrifiée pour que la communauté internationale se rende enfin compte de ce qu'elle a en face d'elle et puisse y réagir. Elle s'est sacrifiée pour ouvrir les yeux du reste du monde. "

 

"UN ATAVISME DE L'ÉPOQUE STALINIENNE"

 

Je pourrais m'arrêter là, mais un peu de perspective ne fait jamais de mal, et c'est pourquoi je voudrais aussi citer la sortie haineuse d'un milicien ossète, coiffé d'un béret au portrait du Che, le lendemain au checkpoint à l'entrée d'Akhalgori, petite ville géorgienne dont les Ossètes venaient de prendre le contrôle. Me regardant boire une bière locale, il me demande : " Elle est bonne ? – Normale. – Non, elle n'est pas bonne. Et tu sais pourquoi ? Parce qu'elle est géorgienne. Uniquement pour ça. " A Soukhoumi, le mardi suivant, l'annonce de la reconnaissance de l'indépendance abkhaze par la Russie provoque une colossale explosion de joie : " Dès que Medvedev a ouvert la bouche, toute la jeunesse de la ville est descendue dans la rue, klaxonner, chanter, tirer en l'air, roulant dans tous les sens avec des drapeaux ", me raconte Manana Gourgoulia, la patronne de l'agence de presse abkhaze Apsnypress à mon arrivée le mercredi.

 

Et ça continuait encore : la nuit, après un grand feu d'artifice offert par Moscou, les jeunes s'étaient de nouveau réunis sur la grande place devant le Palais des soviets brûlé et abandonné en 1993, pour jouer des lesghinkas depuis des voitures aux coffres ouverts et danser, de folles danses caucasiennes, endiablées, graves et belles ; les danseurs se déchaussent, les garçons comme les filles virevoltent, se coupent les uns les autres, rivalisent de beauté, de grâce et de joie. Vu d'ici, les prétentions géorgiennes sur la région ressemblent bien à " un atavisme de l'époque stalinienne ", comme ironisera Sergueï Chamba, le ministre des affaires étrangères abkhaze.

 

Les Abkhazes, qui à la différence des Ossètes ont un vrai gouvernement, un vrai sentiment national aussi, ne sont pas dupes des ambitions russes : " Bien sûr, il y a un risque de colonisation, reconnaît Chamba. Mais si notre seul choix est entre la Géorgie et la Russie, alors on choisit la Russie. " La Russie, elle, n'entend laisser de choix à personne : " Le monde peut faire une croix sur l'intégrité territoriale de la Géorgie ", martèle leur ministre des affaires étrangères, Lavrov. " Vous pensez qu'on aurait dû essuyer la morve sanglante et baisser la tête ? ", ajoute de sa manière inimitable Poutine. " Saakachvili est un cadavre politique ", conclut Medvedev, donnant clairement à entendre que les choses n'en resteront pas là. Mais c'est à Régis Genté, un journaliste français habitant Tbilissi de longue date, que je préfère laisser le dernier mot : " Il faudrait que les Géorgiens oublient leur obsession pour les républiques séparatistes, pour dix ou quinze ans au moins. Qu'ils se concentrent sur le développement de leur pays, sur l'économie, sur les institutions, sur leur démocratie. Le temps s'écoule, et ils vont passer à côté de tout ce qu'ils veulent vraiment, à force. "

 

Voilà la fin de ce long article



05/10/2008
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