Le Tirailleur Républicain

Jonathan Littell en Géorgie, 1ère Partie

 

Pour "Le Monde 2", l'auteur des "Bienveillantes" s'est rendu en Géorgie peu après le cessez-le-feu qui a suivi le bref conflit entre ce pays du caucase du sud et la russie. Il a parcouru la région, rencontré hommes politiques, généraux russes, habitants et soldats, tenté de comprendre les différents points de vue. Voici son reportage.

 

" Pishite pravilno ", on n'arrête pas de vous répéter là-bas, " écrivez correctement, écrivez ce qui s'est vraiment passé ". On l'entend partout, en Ossétie du Sud et en Abkhazie comme en Géorgie même, et on voudrait bien, ça, écrire ce qui s'est vraiment passé. Mais ce n'est pas facile. " Tout le monde produit des récits qui justifient ses idées préconçues ", suggère Dan Kunnin, un conseiller américain du président géorgien Mikheïl Saakachvili, dans son bureau du nouveau palais présidentiel à Tbilissi. Qui est l'agresseur, qui est la victime ? Pour les Géorgiens, leur " intégrité territoriale ", et donc leur droit à reprendre le contrôle de leurs deux régions séparatistes par n'importe quel moyen, est sacré ; pour les Ossètes, et les Abkhazes surtout, c'est une injustice historique et une aberration, et l'idée de rejoindre un jour la Géorgie leur semble aussi grotesque que de demander aux Estoniens de rejoindre la Russie. " Ce que je ne comprends pas, me lance un jour à Soukhoumi, la capitale de l'Abkhazie, l'historien Stanislav Lakoba, secrétaire du conseil de sécurité abkhaze, c'est pourquoi les Occidentaux, qui se disent tellement opposés à Staline, veulent nous imposer des frontières tracées par Staline. "

 

Pour les Abkhazes, leur nation, constamment en concurrence avec les principautés géorgiennes, n'a jamais fait partie de la Sakartvelo, la Géorgie, un espace à géométrie variable avant que les nationalistes mencheviks puis les révolutionnaires bolcheviques lui donnent sa forme actuelle ; selon une croyance largement répandue, même si elle est contestée par les chercheurs pour lesquels la réalité est bien plus complexe, c'est le Géorgien Staline qui aurait " donné " l'Abkhazie à la Géorgie en 1931, en tant que république autonome, alors qu'avant elle aurait eu un statut équivalent. En décembre 1991, les trois présidents slaves de l'URSS, Boris Eltsine et ses homologues biélorusse et ukrainien, décident que la dissolution de l'Union suivra les frontières des quinze républiques soviétiques, sans accorder aucun droit aux républiques autonomes comme l'Abkhazie, la Tchétchénie ou le Nagorno-Karabakh – pour ne citer que celles-là –, décision unilatérale, prise sans consulter les intéressés, et immédiatement reconnue par une communauté internationale inquiète et de surcroît traumatisée (et à juste titre) depuis la seconde guerre mondiale par la moindre velléité de remise en cause de frontières, aussi arbitraires soient-elles.

 

A ce récit, les Géorgiens opposent un fait : en 1991, les Abkhazes ne formaient que 17,8 % de la population de l'Abkhazie (contre 45,7 % de Géorgiens), et n'y détenaient le pouvoir qu'en vertu du principe soviétique de la " nation titulaire ". Et les Abkhazes, alors, de décrire la politique de colonisation de Beria, et les Géorgiens le nettoyage ethnique qui a suivi la guerre de 1993… Des querelles sans fin et sans issue, et que seule, jusqu'ici, est parvenue à trancher la violence, qui au moins a la vertu de créer des faits, aussi tragiques soient-ils. Mais ces faits à leur tour génèrent de nouvelles querelles, aux enjeux vitaux pour la suite : Qui a commencé ? Qui est l'agresseur, qui est la victime ? Qui faut-il blâmer pour tous ces morts et toutes ces destructions ? Dans la version qu'ils mettent en avant, aujourd'hui, les Géorgiens n'auraient fait que se défendre contre une invasion russe préparée de longue date. " Penser autrement serait ridicule ", déclare Dan Kunnin. Depuis le début du mois d'août, la tension avec l'Ossétie du Sud, ponctuée d'attentats et de bombardements des villages géorgiens autour de Tskhinvali, la capitale ossète, était à son comble.

 

La communauté internationale réagissait mollement, se contentant de répéter aux Géorgiens : " Ne cédez pas aux provocations ", mais ne mettant aucune pression sur les Russes pour qu'ils brident leurs clients ossètes. Les combats massifs ont débuté dans la nuit du 7 au 8 août, par un bombardement géorgien de Tskhinvali suivi d'un assaut en règle. Légitime défense, affirment les Géorgiens : des centaines de blindés russes avaient déjà passé le tunnel de Roki reliant l'Ossétie du Sud à la Russie, dans un début d'invasion, et le but des opérations géorgiennes n'était que d'arrêter, ou au moins de ralentir, l'assaut russe. Un mois après les événements, le gouvernement géorgien met en avant une preuve partielle : des enregistrements d'échanges téléphoniques entre gardes- frontières ossètes, réalisés vers 3 heures du matin le 7 août, parlant de blindés dans le tunnel. Mais comme le note le New York Times, qui publie ces écoutes, on ne sait toujours pas combien de blindés, ni le but réel de leur mission ; à ce niveau-là, les enregistrements ne tranchent rien.

 

Et si c'était bien une défense, elle ne pouvait qu'être suicidaire. Mais quel choix avions-nous ? rétorquent les Géorgiens. " C'était la chronique d'une guerre annoncée ", m'expliquera tard une nuit, en buvant du vin dans le grand hall du Marriott de Tbilissi, Guiga Bokeria, vice-ministre des affaires étrangères, un proche de Saakachvili et peut-être un des politiciens les plus influents de Géorgie. " Comme dans Garcia Marquez. Tout le monde connaissait le scénario. " Celui-ci débuterait par des provocations qui pousseraient les Géorgiens à lancer une offensive, et la riposte russe viserait à occuper les deux républiques séparatistes, à détruire l'armée géorgienne, et si possible à saper l'infrastructure politique du pays et à renverser le régime. " On ne s'attendait pas à l'ampleur, mais on savait que ça allait se passer, et qu'on allait perdre, continue Guiga. Mais on devait leur faire payer un prix, et ça, maintenant, ils le payent. Pour ces villages et ces dix kilomètres, ils payent le prix fort devant la communauté internationale. La seule vraie victoire pour eux aurait été un changement de régime. Sans ça ils n'ont rien gagné. "

 

PERSONNE N'A PARLÉ PUBLIQUEMENT DE BLINDÉS RUSSES AVANT LE 8 AOÛT

 

Le problème avec ce récit-là est qu'il contredit toutes les déclarations géorgiennes au moment des événements. La nuit du 7, au début de l'assaut sur Tskhinvali, le général Mamouka Qourachvili, commandant des Forces de maintien de la paix géorgiennes, proclamait à la télévision que la Géorgie venait de lancer une opération " pour restaurer l'ordre constitutionnel en Ossétie du Sud " ; peu après, Dmitri Sanakoev, un ancien séparatiste rallié à Tbilissi, s'adressait aux Ossètes, dans leur langue, pour leur expliquer que la Géorgie leur apportait la démocratie.

 

Personne n'a parlé publiquement de blindés russes avant le 8 août. En privé, c'est plus compliqué : si l'ambassadeur de France à Tbilissi, Eric Fournier, affirme catégoriquement : " Jamais les Géorgiens n'ont appelé leurs alliés européens pour dire : Les Russes nous attaquent ", Matthew Bryza, un haut diplomate américain en charge du dossier géorgien depuis le début de l'administration Bush, m'explique : " Que les Géorgiens aient été plus ouverts avec nous qu'avec les Européens est normal, vu notre relation privilégiée. Eka Tkechelachvili, leur ministre des affaires étrangères, m'a appelé à 11 h 30 [heure de Tbilissi] et m'a dit : Les Russes entrent en Ossétie du Sud avec des chars et plus de 1 000 hommes, on n'a pas le choix, on rompt le cessez-le-feu [déclaré par Saakachvili à 19 heures]. Comme j'en avais reçu l'instruction, je lui ai répondu : Evitez le combat avec les Russes à tout prix. Quoi qu'il en soit, les Géorgiens étaient convaincus que ça se passait vraiment. "

 

La version russe, elle, a le mérite de la clarté, si ce n'est de l'honnêteté : Saakachvili est un psychopathe, drogué de surcroît, qui a lancé une offensive génocidaire à laquelle la Russie ne pouvait que résister. Les Russes toutefois ne sont pas les seuls à blâmer Saakachvili pour le déclenchement des hostilités. Dès son arrivée au pouvoir, en 2004, à la suite de la " révolution des roses ", Saakachvili a en effet toujours tenu un discours très agressif à l'encontre des deux régions séparatistes ; une rhétorique nationaliste qui rappelait à certains celle de Zviad Gamsakhourdia, le premier président de la Géorgie indépendante, qui considérait les Ossètes comme " des cochons indo-européens ", les autres populations allogènes comme " des hôtes ingrats " à géorgianiser, et qui a déclenché le premier conflit avec les Ossètes, conflit que Tbilissi a perdu.

 

Le nationalisme de Saakachvili, axé sur une vision presque française de l'Etat-nation, n'a pas ce caractère raciste ; mais lui qui aime à se comparer au grand roi David le Bâtisseur ne rêvait-il pas depuis le début de reprendre ces terres par la force ? En quatre ans, il a englouti un pourcentage exorbitant du PNB de son pays dans l'armée, bien au-delà des niveaux recommandés par l'OTAN. Et en Irak, les rues de la base militaire géorgienne affichaient toutes des noms de villes abkhazes, Gagra, Pitsunda, Gali ; les chants de marche des troupes formées par les Américains portent sur la reconquête de l'Abkhazie. " Dans son cœur, Micha [en Géorgie, on appelle tout le monde, jusqu'au président, par son prénom ou son diminutif] a toujours été en faveur d'une solution militaire ", m'a dit un jour à Tbilissi une journaliste géorgienne qui le connaît depuis plus d'une décennie.

 

Certains sont convaincus que l'assaut contre l'Ossétie n'était d'ailleurs que le début. " Plusieurs officiels m'ont certifié qu'ils espéraient envahir l'Abkhazie dans la foulée ", me raconte un soir Erosi Kitsmarichvili, ambassadeur de Géorgie en Russie. " Ils pensaient balayer les Ossètes en 24-36 heures, puis ils auraient lancé une double offensive contre les Abkhazes, depuis la base de Senaki et les gorges de Kodori. " Ainsi, le fait que le gros des forces géorgiennes se trouvât à l'ouest du pays, le 7 août, ne serait pas une preuve d'impréparation, bien au contraire. Kitsmarichvili n'est pas n'importe quel observateur : propriétaire de la très influente chaîne de télévision Rustavi 2, il avait joué en 2003 un rôle-clé dans la " révolution des roses " ; en janvier dernier, il avait conseillé Saakachvili durant sa campagne électorale, avant d'être nommé ambassadeur à Moscou, où il avait, jusqu'à son rappel en juillet, tenté de tisser des liens avec le président russe Medvedev et son entourage libéral ; depuis les événements d'août, il a décidé de passer à l'opposition. Il n'est pas loin de croire que Saakachvili est tombé dans un piège russe : un scénario semblable à celui qui a conduit le commandant tchétchène Chamil Bassaev à pénétrer au Daghestan en août 1999, propulsant Vladimir Poutine au pouvoir et déclenchant la seconde guerre de Tchétchénie.

 

Tout le monde, en effet, savait que les Russes préparaient quelque chose. Poutine lui-même avait annoncé la couleur, juste après la reconnaissance internationale de l'indépendance du Kosovo, vigoureusement contestée par Moscou : " On ne va pas singer, on a notre propre recette maison… Notre réponse, avait-il ajouté, sera asymétrique. " La Géorgie, qui cherchait désespérément à intégrer l'OTAN, était de toute évidence dans le collimateur. Début mai, la Russie déployait un millier de parachutistes en Abkhazie, en violation des accords de maintien de la paix, suivis de quatre cents hommes des Troupes ferroviaires envoyés pour réparer la voie ferrée stratégique menant de Soukhoumi à Otchamtchiré, à quelques kilomètres de la ligne de contrôle.

 

Le 15 juillet, alors que les provocations autour de l'Ossétie du Sud s'intensifiaient, la Région militaire russe du Caucase du Nord (SKVO) entamait un exercice militaire de grande envergure, " Kavkaz 2008 ", prétexte parfait pour accumuler dans la région troupes d'élite, blindés et avions, forces qui sont tranquillement restées sur place à la fin de l'exercice. Fin juillet, l'analyste militaire russe Pavel Felgenhauer publiait un article où il décrivait dans le détail ce qui allait effectivement se passer une semaine plus tard. Comment alors Saakachvili et son entourage de faucons auraient-ils pu penser un instant que les Russes les laisseraient faire ? " Les ministres géorgiens avaient coutume de comparer l'Ossétie du Sud à une dent de lait, explique l'ambassadeur Eric Fournier. Ça ne compte plus pour les Russes , ils disaient tous. " Dans les jours précédant le conflit, les officiels russes chargés du dossier ossète multipliaient les signaux en ce sens : " Les Ossètes sont devenus incontrôlables, ils ne nous écoutent plus, on en a marre ", déclaraient-ils publiquement. Kitsmarichvili, lui, se demande même si cette opération d'intoxication n'aurait pas été facilitée par une taupe dans l'entourage de Micha. Un piège habile et de grande envergure, bâti pour jouer sur le côté impulsif de Saakachvili : comme un torero qui agite son chiffon rouge, et qui compte sur l'agressivité du taureau pour qu'il charge droit, afin de lui planter son épée dans le collier, a recibiendo, jusqu'à la garde. Mais peut-être aussi l'impétuosité caucasienne suffisait-elle ? Ça et l'incompétence de tous les côtés. Sans doute les Géorgiens eux-mêmes ne savent-ils pas vraiment ce qui s'est passé.

 

TECHNIQUES DE POINTE

 

Ces versions concurrentes, aux enjeux politiques bien réels, sont soutenues par tout un appareil de communication, ce qu'on appelait autrefois de la propagande, plus ou moins sophistiqué. Côté russe, les méthodes restent assez primitives ; si leurs citoyens, grâce au contrôle absolu du pouvoir sur la presse, n'ont accès quasiment qu'à la version officielle des faits, celle-ci est peu convaincante pour les observateurs étrangers, pas plus que les accusations initiales de " génocide ". Côté géorgien, on emploie en revanche des techniques de pointe. Le gouvernement a ainsi embauché un cabinet de communication belge, Aspect Consulting, pour promouvoir sa version à l'intention du monde extérieur. Son fondateur, Patrick Worms, que les médias russes ont baptisé " le maître belge du tchiorny PR , la communication noire ", a mis en place un réseau d'équipes dans toutes les capitales européennes, et distille quotidiennement informations et " spin " visant à accréditer le récit de ses employeurs.

 

Un de ses projets majeurs, mené avec Guiga Bokeria, a ainsi été une chronologie officielle des événements, distribuée fin août aux journalistes et diplomates étrangers à Tbilissi. Mais celle-ci se contente d'affirmer qu'" environ 150 véhicules blindés et camions militaires de l'armée régulière russe pénètrent dans le tunnel de Roki et avancent sur Tskhinvali " dans la journée du 7 août, sans la moindre preuve. Patrick Worms a communiqué au Monde une version préparatoire du document où il commente le texte à l'intention de Bokeria ; à cet endroit, il demande en note : " Quand, EXACTEMENT ? Et comment le sait-on ? Et quand le sait-on ? Avant qu'ils entrent dans Roki, ou après qu'ils en sortent ? C'est le point crucial dont dépend tout ce que l'on dit et fait ! " De bonnes questions, qui restent sans réponse dans la version finale.

 

Cela étant dit, l'ouverture des Géorgiens, par rapport à la presse étrangère, est réelle ; et s'il y a manipulation de l'information, elle est aux antipodes des méthodes grossières des Russes. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à comparer deux " visites guidées " de la zone de conflit organisées par chacune des parties, une semaine après la défaite géorgienne. J'étais arrivé à Gori, une ville industrielle voisine de l'Ossétie du Sud, le lundi 18 août, après une demi-journée assez rocambolesque passée à tenter de contourner, avec d'autres journalistes, les checkpoints russes en interdisant l'accès.

 

Le soir, sur la grande place dominée par l'immense statue en bronze de Joseph Staline, devant le bâtiment de l'administration aux fenêtres fracassées par les détonations de la semaine précédente, j'avais retrouvé Kakha Lomaïa, le secrétaire du Conseil de sécurité géorgien, qui m'avait proposé au téléphone de m'emmener visiter des villages détruits au nord de Gori. J'avais déjà rencontré Lomaïa auparavant, en 2004, alors qu'il venait d'être nommé ministre de l'éducation ; nous avions eu une longue conversation sur l'intégration des minorités nationales en Géorgie, où Lomaïa – qui jusqu'à la révolution dirigeait la branche géorgienne de l'Open Society de George Soros – tenait un discours beaucoup plus modéré, constructif et ouvert que son président.

 

A 45 ans, c'est un des politiciens les plus âgés du pouvoir (Saakachvili n'a que 40 ans, et son ministre de la défense en a à peine 30) et un des plus appréciés par les étrangers en poste à Tbilissi pour son côté raisonnable et réfléchi. " Voici la réponse russe à la révolution des roses ! ", m'avait-il lancé à mon arrivée. Le lendemain, toutefois, l'affaire prend vite un tour moins discret que prévu : des dizaines de journalistes prennent Lomaïa d'assaut sur la place centrale, demandant de pouvoir le suivre ; Vyatcheslav Borisov, le général russe commandant la zone, se mêle à la foule avant de disparaître dans le bâtiment de l'administration avec Lomaïa ; enfin, avec quelques heures de retard, un long convoi se met en branle, une file d'ambulances et d'autobus jaunes chargés d'aide humanitaire, prétexte à notre visite, suivis d'une demi-douzaine de voitures pleines de journalistes.

 

Borisov a fourni à Lomaïa quatre parachutistes comme escorte ; la zone au nord de Gori pullule en effet d'irréguliers ossètes, que les Géorgiens tiennent pour responsables des exactions qu'ils vont nous montrer. Grâce aux paras, le convoi passe les checkpoints sans problème ; je voyage pour ma part dans le véhicule de Lomaïa, avec qui je discute entre les arrêts. Dans les villages, il laisse les journalistes entièrement libres de leur travail ; tandis qu'il parle aux résidents, entouré de ses propres gardes du corps, les journalistes se dispersent, visitant des maisons et interrogeant les villageois. Et ainsi pendant quelques heures on verra l'horreur réelle que cette guerre, si distante et somme toute mineure vue des terrasses de cafés de Tbilissi, a représentée pour les gens vivant près de la frontière ossète.

 

Depuis le 11 août, date de la déroute géorgienne, les miliciens ossètes sévissent en toute impunité dans ces villages vides de toute autorité, pillant et brûlant des maisons, assassinant des civils qui n'ont pas voulu fuir ; Lomaïa nous parle aussi de cas de viols, que nous ne parviendrons pas à confirmer, même s'ils semblent plausibles au vu de la violence et de la rage déployée. Dans les maisons, meubles, matelas, tiroirs sont retournés, éventrés, des photos de famille jonchent le sol, témoignant de la précipitation du départ ; dans les cours, où errent des poulets ou des vaches affamés, les arbres fruitiers croulent sous les fruits, que je croque avec un sentiment amer de la vaste pitié de toutes ces vies détruites, ruinées, pour rien ; parfois, on tombe sur une flaque de sang nauséabonde, et dans le jardin ou la cave, un cadavre rapidement recouvert de quelques pelletées de terre par un voisin ou un membre de sa famille.

 

Les morts sont tous des hommes, vieux ou non : Koba Tskashavili, abattu devant le portail de sa maison à Tkviavi, avait 37 ans ; un peu plus loin, son voisin Mikaël Melitauri, tué avec son frère Zakaria, en avait 71 ; leurs cadavres sont restés cinq jours dans le salon, arrosés de vinaigre par Gulo, la femme de Mikaël, trop faible à 70 ans pour les déplacer ou les enterrer ; ce sont les gardes du corps de Lomaïa qui s'en sont chargés, lors de son premier passage. En tout, nous compterons une dizaine de victimes à Tkviavi ; dans d'autres villages visités ce jour-là, des maisons ont été détruites par des bombardements russes, comme à Karbi où huit civils sont morts, ou bien entièrement brûlées par les Ossètes, avec un acharnement tel que les jardins, imbibés d'essence, ont flambé avec, laissant voir, au milieu de l'herbe et des arbres calcinés, des cages thoraciques de vaches ou des poulets carbonisés.

 

A L'ENTRÉE DU VILLAGE, UN MINIBUS, MITRAILLÉ, COUCHÉ SUR LE FLANC

 

Les destructions, toutefois, semblent sélectives, une maison sera brûlée, mais les trois suivantes sont intactes, ou seulement pillées ; d'après Lomaïa, et sur témoignage des villageois, les Ossètes, munis de listes précises, s'en seraient pris surtout aux notables, aux personnes importantes, instituteur, policier, fonctionnaire de la mairie. Si les survivants sont ravis de l'aide humanitaire et des cigarettes que distribuent les collègues de Lomaïa, tous ne l'accueillent pas avec joie, et nous assistons à des engueulades homériques, des hommes fous de rage qui hurlent à Lomaïa : " Micha nous a laissés tomber ! On veut un passeport russe, comme les Ossètes ! Les Russes, au moins, nous protégeront, pas comme vous. " Celui-ci répond impassiblement et patiemment, ne se départant jamais de son air de faux doux.

 

Tous les villages sur notre route sont en territoire géorgien proprement dit, dans la " zone de sécurité " prévue par l'accord négocié à Moscou par Nicolas Sarkozy, qui n'en est une, visiblement, que pour les Russes ; au-delà de la frontière, qui reste fermée, c'est un nettoyage ethnique en règle qui serait en cours. Edouard Kokoïty, le président autoproclamé ossète, l'a affirmé ouvertement : aucun Géorgien ne pourra revenir en " territoire ossète " ; et dans les villages ethniquement géorgiens, la population est systématiquement chassée, et les maisons, semble-t-il d'après les informations disponibles, rasées pour empêcher tout retour.

 

A Mereti, les journalistes interviewent des réfugiés de Ksuisi, un village au-delà de la ligne, qui affirment qu'il ne reste plus une maison debout chez eux. Lomaïa propose de nous y emmener voir ; mais ses gardes du corps ont peur des snipers ossètes, et les parachutistes russes déclarent que là-haut ils ne peuvent pas garantir notre sécurité ; Lomaïa, malgré les encouragements de plusieurs journalistes, renonce. A la place, il complète la boucle par le village de Tidzrnissi, sur la route de Tskhinvali, qui nous présente le même tableau que Tkviavi. A l'entrée du village, un minibus, mitraillé, est couché sur le flanc, entouré de débris et de papiers d'identité ; le cadavre d'un des passagers gît encore en contrebas, dans un verger ; photographes et cameramen jouent des coudes pour le photographier ou le filmer, images tout à fait inutiles, car ce cadavre est bien trop horrible pour être montré, entièrement noir, grouillant d'asticots, dégageant une puanteur que rien ne saurait rendre.

 

La visite de l'Ossétie du Sud organisée par les Russes, deux jours plus tard, est une tout autre affaire. Lomaïa n'intervenait pas, il répondait aux questions des journalistes, mais ne cherchait pas à vendre un récit précis : le spectacle parlait de lui-même, c'était assez. La visite russe, elle, est encadrée par un officier de presse complètement déchaîné, Aleksandr Matchevsky, un petit homme râblé et bronzé qui crie en permanence, et que les journalistes baptisent rapidement " le petit Goebbels ".

 

Dans un premier village géorgien déjà visité avec Lomaïa, il tient une conférence de presse impromptue où il n'hésite pas à déclarer devant les caméras que les maisons détruites que nous voyons l'ont été soit par des explosions de gaz ou des courts-circuits suite à leur abandon, soit par les forces spéciales géorgiennes cherchant à décrédibiliser la Russie. " Sacha, lui lance enfin un journaliste britannique exaspéré, en le regardant par-dessus ses petites lunettes sans baisser le calepin dans lequel il venait de tout noter consciencieusement, est-ce que vous croyez vraiment un seul mot de ce que vous nous racontez là ? – Vous pensez que je mens ?, hurle Sacha. – En fait, oui ", répond doucement le journaliste, provoquant une crise de rage qui ira jusqu'à une tentative de l'expulser du groupe.

 

Plus loin, à l'ouest de Tskhinvali, nous visiterons un village ossète très détruit, Khetagourovo : les Géorgiens ne nient pas l'avoir bombardé, mais affirment que les Ossètes y avaient stationné de l'artillerie lourde ; d'après les résidents auxquels nous parlons, il n'y avait là que des miliciens dans des voitures, qui ont décampé au premier coup de feu sans défendre le village. Mais les témoignages de ce genre, il faut le dire, sont peu fiables, les civils étaient cachés dans des caves et avaient très peur ; et les vitupérations constantes de Sacha – " Go, guys, go ! Go, go, go !!! Twenty minutes ! " – rendent difficile tout recoupement un peu sérieux.

 

Ce genre de problème est de toute façon constant ; à Tskhinvali, un jeune garçon d'une dizaine d'années m'affirmera que les Géorgiens décoraient leurs chars de têtes coupées : " Tu l'as vu ? je lui demande. – Non, c'est un copain qui me l'a dit. – Il l'a vu, lui ? – Non, mais on lui a dit. " Ce qui ne l'empêchera pas de croire ça dur comme fer, tout comme le villageois géorgien de Karaleti qui nous affirme que les Russes, les Ossètes et les Tchétchènes ont tué des centaines de ses voisins, sans pouvoir nous montrer un seul cadavre.

 

A Tskhinvali même, on nous amène tout d'abord voir un quartier massivement détruit, le prétendu " quartier juif " (qui n'a plus rien de juif, en fait, depuis les premières années bolcheviques. " Ils ont ressorti ce nom récemment, explique Patrick Worms à Tbilissi, ça fait toujours bien, devant l'opinion internationale, de montrer un quartier juif bombardé ").

 

La suite dans le prochain article...c'est long mais c'est bon !



04/10/2008
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